Christian Dior : comment naît le génie d’un homme ?
Christian Dior a grandi à Granville, en Normandie, dans la Villa des Rhumbs. Devenue musée, la villa évoque son ancien propriétaire. L’expo du moment interroge le génie de l’homme.
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- Publié le 03-08-2023 à 08h54
- Mis à jour le 03-08-2023 à 14h49
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Brigitte Richart est conservatrice des musées de Granville ; et dirige depuis plusieurs années le musée Christian Dior, sis dans la Villa d’enfance du créateur de mode. Avec elle, on questionne l’expo du moment, Dior, le génie d’un créateur, pour chercher à comprendre comment l’homme adhéra avec un tel talent à son temps. Une histoire des origines ?
Qu’est-ce qui fait, selon vous, de Christian Dior, “un génie”. L’appellation interpelle.
Il y a derrière ce mot une caractéristique de Christian Dior, qui a été un créateur visionnaire, dans le sens où il a répondu, à un moment donné, aux attentes des femmes, en imaginant une mode dans une période difficile, au sortir de la guerre, faite d’une féminité retrouvée. Les vêtements revenaient à des canons antérieurs, quasi au XIXᵉ siècle, avec cette taille très marquée. Des vêtements pas forcément pratiques, mais ce n’est pas ce qu’il recherchait. Ceci est d’autant plus paradoxal que cette mode a aussi créé du scandale, Dior utilisant de grands métrages de tissu pour donner de l’ampleur à ses toilettes, à une époque où il y avait encore des tickets de rationnement – nous sommes en 1947. On présente d’ailleurs un ticket de rationnement, dans l’exposition, qui nous a été prêté par le musée d’Avranches, voisin.
J’ajouterai que le créateur se doublait d’un chef d’entreprise, là aussi visionnaire. Je suis frappée de voir à quel point tout ce qui a été imaginé et mis en place par Christian Dior en tant que chef d’entreprise a été développé, en termes de stratégie de marque ; de développement à l’international. Christian Dior avait le souci de la communication, même si ce n’était sûrement pas ce vocable qu’on utilisait à l’époque. Dès le début, il avait imaginé ce nom pour sa maison, le sien, bravant un interdit familial, en particulier un interdit de sa mère. Un nom court, qui frappe, et prononçable dans de nombreuses langues.
Enfin, il a eu le souci, dès ses débuts, de protéger ses créations par un système de licences. Il y avait cette fameuse phrase, affichée dans tous les ateliers : “copier, c’est voler”, afin de sensibiliser son personnel à l’importance de l’idée de la création qu’il faut protéger. Pour finir, il a matérialisé l’ensemble dans sa boutique, Colifichet, dans laquelle il a tout de suite le souci de développer les parfums (le premier date dès 1947), les accessoires…, éléments sur lesquels on sait désormais qu’une maison de mode assoit sa réussite commerciale.
Ce que propose Christian Dior à l’époque où il le propose est le résultat d’une observation accrue du monde dans lequel il est. Ou, tout simplement, son état d’esprit créatif est en accord avec son époque ?
Je suis convaincue que c’est la deuxième option. Dans l’expo, on l’entend d’ailleurs parler de “sincérité”. Sa vision n’est pas opportuniste. C’est sa vision de la mode et de la féminité, et qui se trouve correspondre aux attentes. Je pense qu’il a été lui-même surpris du succès colossal qu’ont eu ses propositions.
On est impardonnable d'avoir fait ce qu'on n'aime pas, surtout si on réussit.
Parler de la Villa des Rhumbs, c’est évoquer Christian Dior enfant ; l’expo actuelle nous permet d’entrer dans cette période de sa vie. Qui est ce Christian Dior enfant ? Des éléments biographiques démontrent-ils déjà des prédispositions particulières chez ce jeune homme ?
Ce qu’on ressent, mais c’est aussi ce qu’il a écrit dans ses mémoires, c’est que c’est quelqu’un de très contemplatif. Il a raconté qu’il pouvait passer des heures à contempler cette fresque un peu d’esprit japonisant dans le vestibule.
On peut l’imaginer, de ces lieux, regarder la mer qui n’est jamais au même endroit, selon la journée et l’amplitude des marées. J’ajouterai que, ce qui oblige ce contemplatif à sortir de cette solitude, c’est cette fratrie qui le force à sortir de sa zone de confort. Il faut faire sa place. En fait, chez Dior, il y a toujours cette dualité. Tout comme dans son amour pour le Carnaval : il a été fasciné par cette manifestation populaire, et sans doute effrayé par la foule vivant cet exutoire. Il existe cette double composante chez lui, que l’on retrouve dans le titre de ses mémoires Christian Dior et moi. Faisant allusion à ce personnage qu’il est devenu par la force des choses, mais qu’il doit combiner avec une personnalité très en réserve.
Cette personnalité de Madeleine Dior est-elle, selon vous, sa source d’inspiration ? Car c’est toujours intéressant de voir cet homme qui a réussi, et qui dans la force de l’âge, continuer d’évoquer sa maman.
Il ne faut pas perdre de vue qu’il a perdu sa maman précocement. Il a sans doute gardé ce souvenir d’une mère jeune à jamais, ce qui induit forcément une image idéalisée. Et puis, on sait qu’ils ont partagé des affinités de tempérament. On sait qu’ils ont partagé ce goût du jardin à la Villa.

Dans quelle mesure ce cadre de vie granvillais a pu avoir une incidence sur son univers créatif ? On a tôt fait de faire les ponts finalement, entre l’endroit d’où on vient et ce que l’on fait ensuite. Parfois, c’est moins évident qu’on ne le croit…
Sur ce point, on est en partie obligé de l’imaginer. C’est un enfant qui vit dans un milieu très privilégié, dans l’une des premières maisons construites sur la falaise de Granville. Avec cette vue sur la mer, avec cet accès privatif à la plage. C’est un cadre de vie absolument magnifique, qui facilite un souvenir positif, souvenir qui a été mis à mal de manière très brutale, en 1932 (au moment de la vente de la maison pour des raisons de faillite familiale, liée au krak boursier, NdlR).
Jusqu’à il y a peu de temps encore, on ne savait pas si Christian Dior était revenu à Granville, jusqu’à ce qu’un télégramme soit débusqué par les archives des Parfums Christian Dior. Un télégramme envoyé par Dior depuis l’Hôtel des Bains, à Granville, en 1949. Voilà une preuve qu’il est revenu à Granville, qu’il y était attaché. A-t-il mis les pieds dans le jardin qui était devenu, entre-temps, un jardin public ? Il n’a, a priori, jamais cherché à revoir cette maison, peut-être pour garder le souvenir de ce paradis ?

La maison de mon enfance, j'en garde le souvenir le plus tendre et le plus émerveillé. Ma vie, mon style doivent presque tout à sa situation et à son architecture. (...) Elle se dressait sur une falaise, déserte à ce moment-là, au milieu d'un assez grand parc planté de jeunes arbres, qui ont poussé avec moi contre vents et marées. (...) Ma maison d'enfance était crépie d'un rose très doux, mélangé du gravier gris, et ces deux couleurs sont demeurées en couture mes teintes de prédilection.
Si on regarde un peu la biographie de Christian Dior, c’est d’abord un homme qui fait du dessin avant de travailler pour d’autres, dans d’autres maisons. Qu’est-ce qui explique, selon vous, ce virage du crayon au tissu ?
Il désire sûrement que ses dessins deviennent ses propres créations. On sent bien, quand Marcel Boussac lui propose de reprendre une maison de couture, que l’une de ses exigences est qu’elle porte son nom. On ne peut pas s’empêcher de penser à l’histoire familiale, cet esprit d’entreprise. Cette envie de voir que ses idées soient mises en œuvre par lui.
Comment font ces successeurs pour parvenir à poursuivre l’œuvre de Christian Dior, qui est, on peut le dire, une œuvre personnelle, liée à un individu et à une époque ?
Je pense que c’est un exercice particulièrement difficile, car la maison attend des créateurs qui sont à la tête de la maison de respecter cette identité fondatrice. J’en veux pour preuve d’avoir accueilli les deux derniers directeurs artistiques, [Maria Grazia Chiuri, actuellement en poste, et Raf Simons, le Belge, NdlR], ce qui prouve bien leur envie de s’imprégner des origines et du cadre de vie qui a pu être inspirant pour le fondateur de la maison.
D’ailleurs, dans certains accrochages d’expo, réside parfois un léger doute [sur la pérennité NdlR] quand on met en dialogue des créations anciennes de Christian Dior et des créations actuelles. En fait, il faut avoir une certaine humilité de la part du directeur artistique, pour admettre qu’on est au service d’une maison. Respecter son identité, tout en apportant son propre talent, nécessite effectivement une part d’oubli de soi, comme vous le dites.

- ”Christian Dior, le génie d’un créateur”. Au musée Christian Dior, Villa Les Rhumbs, à Granville, jusqu’au 5 novembre. L’entrée est gratuite chaque premier dimanche du mois. Infos : www.musee-dior-granville.com.
- Pour compléter la visite de Granville, on pourra aller voir “Colette, le blé en herbe”, une expo sur les 100 ans du roman de Colette, à découvrir à Granville, au musée d’art moderne. Infos : www.ville-granville.fr.