À Calais, Yves Saint Laurent déshabille les femmes en tout bien tout honneur
Deux expos se donnent sur YSL. L’une à Calais, qui cherche à lever le voile, littéralement, sur la mode d’un couturier dont le nom fait toujours mouche. L’autre à Paris, au musée qui porte son nom. Elsa Janssen, la directrice des lieux explore son monde créatif. Deux raisons pour aller voir encore Saint Laurent !
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- Publié le 09-08-2023 à 14h01
- Mis à jour le 09-08-2023 à 14h47
Avenue Marceau. Décor élégant. Berlines de luxe. Hôtels particuliers. Au n° 5 – où s’installa la maison Yves Saint Laurent – le musée. La porte s’ouvre pour une rencontre avec Elsa Janssen, nouvelle directrice des lieux. La conjonction de deux expositions sur le couturier nous incite à revenir sur le succès perpétué de ces trois lettres d’or, YSL.
Comment expliquer, en effet, le succès inoxidable du nom ? La personnalité est plutôt bien connue du grand public. La sortie de deux biopics au cinéma en 2014 ont participé à l’incarnation du personnage mythique dans un récit de vie flamboyant. En parallèle, cette marque, inventée, en 1961, par Yves Mathieu-Saint-Laurent (1936-2008) et Pierre Bergé (1930-2017) poursuit son succès, dans le sillage des lauriers laissés par les inventeurs du nom. À sa tête, le Belge Antony Vaccarello sait faire de l’effet, avec une marque, devenue 'Saint Laurent Paris', en complet accord avec son temps. Sur les colonnes Morris de la capitale française, les campagnes de pub YSL exposent des femmes ancrées, sapées, décidées, vestiaire androgyne, peur de rien, envie de tout.
Sans doute parce que la marque continue de créer du désir, la conversation à propos de Saint Laurent se poursuit. Et tandis qu’une expo s’ouvre au National Art Center de Tokyo, à la rentrée, deux événements émaillent notre paysage culturel plus immédiat. À Calais, à la Cité de la Mode et de la Dentelle, il est question de la manière dont le couturier a joué avec les transparences.

Un dédale de robes en dentelles et en tulle, ajourées à de savants endroits, – on ne penserait même plus à montrer tout cela, comme cela, dans notre époque – rappelle toute la subversivité de son regard d’amoureux des femmes. La robe portée par Karen Mulder au défilé haute couture printemps-été 1996 ouvre un moucharabieh de dentelles sur les fesses de la mannequin.
Yves, tour à tour, découvre et recouvre les silhouettes, un peu comme un prestidigitateur avec la femme qui apparaît et qui disparaît de sa boîte. Il cherche à souligner la mystériosité des corps des femmes.
À Paris, au musée Saint Laurent – qui continue d’attirer un public fan du couturier, soit 800 personnes par jour, lors de la récente expo Gold – on entendra un autre récit, même si le personnage principal ne change pas. La directrice du musée propose un visionnage neuf des collections Saint Laurent. On le croyait du roi du baroque, Elsa Janssen nous prouve qu’il est un architecte des lignes. L’expo Formes (jusqu’au 14 janvier 2024) donne de nouvelles orientations au discours muséographique sur YSL. Plus qu’un créateur de mode, son travail ouvre la possibilité d’un dialogue avec les questions de notre époque.

De quelle liberté dispose-t-on quand on a pour mission de parler du mythique Saint Laurent, au sein de sa maison ?
C’est le génie et la production d’Yves Saint Laurent, qui me donne cette liberté. Il est allé dans tellement de champs esthétiques différents, tout en gardant ses convictions. On a récemment proposé une expo, Gold, sur les ors de Saint Laurent. L’or, ça va de l’art du sacré des églises jusqu’aux grands décors de Versailles, de l’art byzantin aux robes glamour des grandes héroïnes américaines, en passant par les bronzes de la Renaissance française. Une occasion de redire [cette envergure] baroque qui est la sienne, qui mène au luxe. L’expo nous a permis de creuser, chez Saint Laurent, sa dimension d’esthète, d’épicurien, de magicien. Actuellement, rien à voir : on parle des formes, des lignes, de l’épure de son travail. Cette liberté, c’est celle qu’il me donne. Yves Saint Laurent ne me cantonne pas à un environnement esthétique. Il m’ouvre à de nombreux dialogues.
Il existe peu d’espaces dédiés à la création contemporaine qui ont pour but de parler du beau".
Aujourd’hui, comment fait-on pour qu’une collection continue à vivre dans le temps, et qu’elle accompagne son époque ?
Il faudrait préciser que nous sommes 'Musée de France'. Pierre Bergé a eu l’intelligence en 2017, à la création du musée, que cette collection – qui recense 5000 pièces de couture, quasiment autant de pièces 'Rive Gauche', plus de 80 000 feuilles de dessins, des milliers de photographies – devienne inaliénable. Les pièces de la collection ont été inventoriées par 'Les musées de France', ce qui nous donne des droits et des devoirs. Protéger, restaurer, montrer la collection. On la fait vivre en la prêtant : on a des pièces actuellement en Inde, à Munich. Enfin, on propose à d’autres artistes de la partager, Claudia Wieser (artiste invitée de l’actuelle expo Formes, NdlR) n’a pas arrêté de regarder l’œuvre d’Yves Saint Laurent.
Je cherche à le faire vivre dans notre époque. Le faire dialoguer. C'est aussi l'expérience de visiteur que je recherche. J’ai envie d’aller chercher des émotions, de la surprise, en y associant des gens dont c'est le talent, le métier, l'expertise".
À l’époque où les femmes portaient Saint Laurent dessiné par Saint Laurent, ces vêtements étaient-ils une posture ? Les femmes qui le portaient ont-elles saisi la radicalité de ce qu’il produisait ?
Je ne sais pas si c’est la radicalité, mais j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec Joan Buck, ancienne rédactrice en chef du Vogue, qui me disait que, dans les années 80, il y avait toute une bande de femmes qui étaient habillées en Saint Laurent (Bettina Reims par exemple), et qu’il y avait un vrai sentiment d' 'empowerment' et de puissance quand elles mettaient du Yves Saint Laurent. Il a aussi créé de nombreux binômes alter ego avec Catherine Deneuve, Loulou de La Falaise, Betty Catroux, Zizi Jeanmaire. Il a cherché à insuffler de l’aisance de l’assurance aux femmes de son époque… Aujourd’hui, c’est différent, je pense. J’ai la chance de ne plus me sentir, à 41 ans, intimidée ou inférieure aux hommes. Mais à cette époque, porter ceci voulait dire cela. Joan Buck me citait ces femmes “On avait l’impression qu’on faisait partie d’un clan, qu’il nous protégeait”. D’ailleurs, rappelez-vous la phrase : “Chanel a libéré les femmes, Saint Laurent leur a donné le pouvoir”.
Quelle importance revêt Saint Laurent dans la grande histoire de la mode ?
Je pense qu’il y a deux chapitres. D’un côté, son génie, sa créativité. Saint Laurent challengeait énormément les artisans également. (Il inventa le tissu lamé or en collaboration avec Brochier, le soyeux lyonnais, NdlR). Cette imagination, sa culture générale l’ont conduit à être le premier couturier à être exposé au musée, au MET, à New York, dès 1983. Il a parachevé l’anoblissement de cette discipline dans la foulée de Madame Grey, Madeleine Vionnet ou Jeanne Lanvin, qui avaient entamé cette nécessité d’exigence. Une créativité, un imaginaire, et d’un point de vue plus conceptuel, tous ces enjeux de libération de la femme dont l’appropriation du vestiaire masculin… Tout était conscientisé. Jusqu’au défilé d’adieu au centre Pompidou en 2002. Pierre Bergé et Saint Laurent se sont construits comme des icônes.
Saviez-vous, enfin, que, quand il fait la robe Mondrian en 1966, il n’y a pas encore de Mondrian dans les collections publiques en France ? Il a été, aussi, révélateur d’artistes.
Dans quelle mesure le discours sur l’œuvre de Saint Laurent peut faire écho à ce qui se passe dans notre monde. Parce que le musée est un espace fermé dans lequel on entre pour quelques heures, et à la fois, il n’est pas hors du monde.
J’espère que ce que l’on fait est une passerelle vers l’art d’aujourd’hui. Que les visiteurs repartent avec une nouvelle vision qui pourra les distraire. Je m’explique : on a tendance, chez Yves Saint Laurent, à montrer les collections 'Hommage aux artistes', la collection Picasso, la collection Braque, Bonnard. On cite le vestiaire iconique tels que la saharienne, le costume. On parle de la démocratisation de la mode avec 'Rive gauche'. Dans [l’actuelle expo] Formes, rien de tout ça : on montre le côté très radical de son œuvre, très graphique, très moderne. Tout à coup, on le compare mentalement à Frank Stella, à Malevitch… Je cherche à le faire vivre dans notre époque.
-- > “Yves Saint Laurent Transparences”, à la Cité de la Mode et de la Dentelle, à Calais, jusqu’au 12 novembre. Infos : https://www.cite-dentelle.fr
-- > “Yves Saint Laurent, formes”. Au musée Saint Laurent, à Paris, Avenue Marceau, Paris XVIe, jusqu’au 14 janvier 2024. Infos : https://museeyslparis.com