"Mississippi" de Sophie G. Lucas: un tourbillon de vie, de colère, de volonté

L’épatant premier roman de la poétesse Sophie G. Lucas rend dignité et visibilité à des vies ordinaires.

Sophie G. Lucas
La poétesse Sophie G. Lucas signe un premier roman, "Mississippi", en cette rentrée littéraire. ©Ayla Saura

La poésie dans une veine sociale et documentaire : les lignes de force du travail de Sophie G. Lucas (Saint-Nazaire, 1978) n'auraient pu être absentes de Mississippi, son premier roman. Qui est plutôt un roman par nouvelles, tant les chapitres qui se suivent alternent les époques, les personnages, les formes d'écriture, tout en s'arimant au même fil rouge : celui d'un arbre généalogique malmené par les soubresauts de l'Histoire autant que par la voie intangible des destinées.

Ne vous fiez pas à la longueur du texte (relativement court), ni à son écriture (en apparence simple) : à l’image de son titre, ce premier roman vous emporte dans un tourbillon vibrant de vie, de colères, de détermination, révélant de la sorte la magistrale puissance de ses mots. De 1839 à 2006, des vignes de Bourgogne à La Nouvelle-Orléans, plusieurs générations se succèdent, sans réelle transmission tant les plus jeunes sont souvent abandonnés à leur sort. Des hommes naissent (surtout des femmes en fait), puis meurent.

Alexis (aussi appelé Impatient), le premier d'entre eux, retrouve les siens en 1839, dix ans après s'être engagé sous les drapeaux. Il avait bien tenté de revenir après cinq ans passés sur les champs de bataille, mais n'avait pu s'y résoudre. Alors il avait embarqué pour l'Amérique. Vivre aux côtés du Mississippi avait apaisé le feu en lui, et il avait fini par rentrer. Mais au village, le Registre s'est révélé vierge de son nom : Impatient n'existe pas. "J'étais revenu pour exister, pour faire poids, voilà que d'un coup tout m'est ôté, Comment me rendre vie ?" Un premier combat s'annonce.

Qui se souviendra de nous ?

Ils se nomment Alexis, Françoise, Antoine, Marie, Edouard, Marthe ou Anna. Ils affrontent la guerre, endossent les tâches subalternes, subissent la chasse aux sorcières, encaissent les deuils, rêvent d’ailleurs et de meilleur. Leurs vies ne comptent guère. Certains n’ont pas de père ou pas de nom, d’autres n’ont laissé aucune trace, peu tiennent en place. Leurs refuges se nomment le marais ou la danse, royaume des ombres ou espace de liberté.

guillement

Ma vie n'a pas compté plus que ça.

Sous-titré La geste des ordinaires, Mississippi vient rendre dignité autant que visibilité à une lignée qui traverse le charivari du siècle. Cette galerie de portraits entend contrer la disparition, à l'image des paroles de Françoise, qui interpelle : "qui se souviendra de moi, de nous, qui s'est soucié de nous, on est pas des héros, des rois ou des reines, la révolte nous a pris à la gorge à la fin, ça nous a dévorés de colère la misère, comme une foule en nous". Du haut de ses douze ans, Edouard se fait quant à lui le témoin de ce qui en eux n'a pas renoncé : "on a peiné, trimé, mais jamais plus courbé l'échine, on avait gagné quelque chose, c'est peut-être ça notre Mississippi". Car en écho au cours du fleuve mythique, c'est une histoire d'émancipation qui se dessine aussi.

--> ★ ★ ★ ★ Mississippi | Sophie G. Lucas | La Contre Allée | Roman 180 pp., 18 €, numérique 12 €

EXTRAIT

“Elle me dit aussi, ma mère, que le bouillon du Mississippi est en moi, que c’est pour ça que je tiens pas en place, je sais pas si c’est ça qui m’a poussé sur les barricades ou la colère de plus avoir mon père ou la rage de tout, je suis plus un gosse.”

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