Dans "Triste tigre", Neige Sinno témoigne de l’indicible énigme de l’inceste

Le livre "Triste tigre" de Neige Sinno qui fait événement mêle le témoignage d’un inceste à l’énigme du mal.

Neige Sinno.
Neige Sinno. ©POL

Encore un livre sur l'inceste après l'implacable Familia grande de Camille Kouchner paru en 2021 ? Oui, et c'est heureux, car même si la parole se libère peu à peu, ce crime reste bien trop répandu dans le secret de milliers de familles, blessant pour leur vie entière des milliers d'enfants.

Triste tigre de Neige Sinno est, de plus, un livre différent des autres, mélange de témoignage glacial et de recherches éperdues de compréhension de l'énigme du mal.

Les faits sont rapportés de manière quasi brute, sans pathos. Si le livre est remarquablement écrit, Neige Sinno refuse d'en faire une œuvre littéraire même si elle invoque des nombreux exemples d'incestes trouvés dans des romans, du Lolita de Nabokov à ceux de Toni Morrison, et qu'elle traverse les écrits d'Hannah Arendt pour tenter de comprendre son bourreau.

Les faits, donc : de 1986 à 1993, de ses 7 ans à ses 14 ans, elle fut violée quasi journellement par son beau-père, âgé de 24 ans au début du crime, guide de montagne charismatique et dominateur, "il ne partage pas le pouvoir".

Sa mère comme son entourage n'en ont jamais rien su. Une fois encore, on voit un violeur qui parvient à imposer le silence à sa jeune victime par un mélange pervers de douceur et de menace.

Neige n'a dénoncé son bourreau que plus tard, et porté plainte en justice pour éviter, dit-elle alors, qu'il ne recommence quand sa jeune sœur a eu l'âge qu'elle avait au début des incestes. Fait rare dans ces cas : le beau-père a avoué directement et la Cour d'assises de Grenoble l'a condamné à neuf ans de prison.

Mon espace à moi

Depuis, Neige Sinno a refait sa vie, quitté le village où sa dénonciation l'a rendue persona non grata (au procès, des voisins vantaient les qualités du beau-père). Elle vit désormais avec son compagnon et sa fille au Mexique et s'est décidée, à 44 ans, d'écrire ce livre.

Tout au long de son récit, elle marche en funambule sur le fil étroit entre la parole et l'impossibilité de parler. Elle fait, à un moment (sans vouloir comparer les crimes), le parallèle avec les victimes des camps d'extermination nazis. Pour elles aussi, la parole, si elle est nécessaire, ne règle et n'explique rien : "Ils restent à jamais prisonniers de ce qu'ils ont vu".

S'adressant à son lecteur, elle lui dit : "Ne prends pas ce texte dans son ensemble pour une confession. Il n'y a pas de journal intime, pas de sincérité possible, pas de mensonge non plus. Mon espace à moi n'est pas dans ces lignes, il n'existe qu'au-dedans".

Neige Sinno nous entraîne au bord d'une vérité qu'on ne voit pas, mais qu'on devine, devant le paysage dévasté de l'enfance violée. Elle répète ce que des victimes comme elle disent souvent : "Si je ne le dis à personne, ça n'existe pas. Tant que personne ne le sait, ça n'existe pas". Il faut dire mais le dire ne suffit pas pour comprendre l'indicible qui demeure.

La littérature

Au-delà des crimes sexuels, elle pointe chez le violeur incestueux la tentation du pouvoir absolu, "celui de détruire l'innocence". Elle rapporte cette phrase d'un spécialiste des guerres donnant l'explication simple et horrible des pires crimes commis : "Ils violent parce qu'ils le peuvent".

Si Neige Sinno s'est nourrie de la littérature et en témoigne dans son livre, elle refuse l'idée d'une résilience possible grâce à elle, comme si on pouvait un jour tourner la page. "J'ai voulu y croire. J'ai voulu rêver que le royaume de la littérature m'accueillerait comme n'importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l'art, on ne peut pas sortir vainqueur de l'abjection. La littérature ne m'a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée."

Le livre se termine par un paradoxe : le mystère du mal reste opaque et le cheminement de Neige Sinno aboutit, écrit-elle, "à un échec de la pensée" mais son livre laisse entrevoir, comme jamais, cette zone d'ombre tapie derrière le langage et qui nous rapproche de l'indicible fait à ces enfants.

--> Triste tigre | Témoignage et analyse | Neige Sinno | P.O.L., 284 pp. Prix 20 €, numérique 15 €

EXTRAIT

"Est-ce que la littérature peut nous sauver ? L’écriture comme thérapie, c’est une vision que j’ai toujours trouvée douteuse. Comme si raconter, se raconter, partager sa souffrance était le chemin vers la rédemption. Ca m’a toujours révoltée, cette idée. Se soulager par l’écriture, par l’art, comme si on se débarrasse d’une substance toxique en allant vomir nos maux chez les autres".

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