"Les Alchimies" de Sarah Chiche: ce que peut l’art échappe à la science
Sur la trace du crâne disparu de Goya, une réflexion sur l’insondable des génies.
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- Publié le 14-09-2023 à 16h37
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Orpheline depuis la fin de l'adolescence, Camille Cambon a mis ses pas dans ceux de ses parents. Enfant déjà, elle aimait coller son oreille contre la porte du bureau de son père (médecin légiste) ou du cabinet de consultation de sa mère (médecin généraliste). Son choix de carrière a tout eu de l'évidence : devenir médecin légiste. "Un mort ne ment jamais", constate celle qui ne craint pas de rencontrer les familles pour répondre à leurs délicates questions.
Les alchimies, le cinquième roman de Sarah Chiche (après Les Enténébrés et Saturne), sélectionné pour le prix Femina, prend le temps de camper le personnage principal, Camille Cambon, mère d'une fille adolescente et séparée de son mari. Avant de mourir ensemble lors d'un tragique accident de plongée, ses parents avaient été attentifs à l'éducation de leur fille, lui ouvrant les portes de leur savoir, titillant sa curiosité. "[…] mes parents et moi, on enquêtait en permanence sur tout. […] La médecine et la science, on vivait dedans, constamment."
Le crâne de Goya
En cet été 2022, alors que l'hôpital où travaille Camille est particulièrement sous tension, elle reçoit un mystérieux mail. Il y est question de la disparition du crâne de Goya, décédé en 1828 à Bordeaux. C'est là qu'ont été formés ses parents et son parrain, neurologue réputé qui a veillé sur elle. Tous trois s'étaient alors passionnés pour l'œuvre et le destin du peintre espagnol, portraitiste de la Cour dont l'esprit fut profondément métamorphosé par la maladie. Un artiste qui, plutôt que de le représenter réalistement, a par la suite choisi de déformer le monde pour "s'approcher le plus près possible de la vérité des êtres sous leur apparence".
Camille fait le voyage à Bordeaux et rencontre celle qui lui a envoyé le mail. Ancienne directrice de théâtre, Jeanne a fréquenté les parents de Camille et son parrain, alors étudiants, dans les années 1960. Le temps d’une nuit, elle lui raconte leurs virées, leur amitié, leur soif de découvrir la vérité sur le crâne de Goya et… leur secret.
On l'a compris, la transmission est au cœur du roman - en droite ligne depuis les parents, de manière inopinée via Jeanne. La transmission et tout ce qu'elle laisse d'inachevé, de béant, en suspens. Et c'est à ce même endroit que l'art prend le relais de la science pour nous "raconter ce qu'il y a en nous de plus fragile et de plus mystérieux, l'abîme universel de notre humanité".
Le démon de la connaissance
Avec beaucoup de finesse et plus de clarté que le sujet ne peut le laisser croire, Sarah Chiche instruit le procès de ceux qui ont tenté, coûte que coûte et sans succès, de percer les mystères du cerveau humain. Aveuglé par le démon de la connaissance, certains ont dérobé les crânes des plus grands génies, quand d'autres conservaient dans du formol des échantillons de matière grise, espérant en déchiffrer la clé. Confrontant avec hardiesse l'histoire invraisemblable (et non résolue) de la disparition du crâne de Goya aux limites de la science, Sarah Chiche captive. La soif de connaissance est une folie. Quant aux œuvres d'art, par l'alchimie insaisissable qui les constitue et ce qu'elles génèrent en nous, elles nous condamnent à l'humilité. "Amour, guerre ou peinture vivent leur vie propre, nul ne sait ce qu'ils vont accomplir. Ils font de nous ces joueurs qui pensent jouer, puis soudain s'aperçoivent, interdits, ahuris, médusés, que c'est d'eux que l'on s'est joué."
--> Les alchimies | Roman | Sarah Chiche | Le Seuil | 238 pp., 19,50 €, version numérique 14 €
EXTRAIT
"À force de chercher partout ce maudit crâne, Pierre et Alexandre étaient-ils devenus fous ? Ou l'avaient-ils toujours été sans que je m'en rende compte ? Fallait-il voir dans leurs recherches sur les drogues une manifestation supplémentaire de leur supériorité à laquelle le vulgaire, dont j'étais, puisqu'ils ne m'avaient tenue au courant de rien, n'avait pas accès ? Je l'ignore."