Platel dans l'extase et le tremblement
La nouvelle création d'Alain Platel, quatre ans après «Wolf», était un des événements les plus attendus de l'année. Le chorégraphe gantois avait choisi le théâtre de la Ville pour remercier son directeur Gérard Violette de sa fidélité sans faille aux chorégraphes flamands.
Publié le 17-02-2006 à 00h00
ENVOYÉ SPÉCIAL À PARIS
La nouvelle création d'Alain Platel, quatre ans après «Wolf», était un des événements les plus attendus de l'année. Le chorégraphe gantois avait choisi le théâtre de la Ville pour remercier son directeur Gérard Violette de sa fidélité sans faille aux chorégraphes flamands. Ce spectacle est déjà programmé sur d'innombrables scènes européennes dont, cet été, au festival d'Avignon, dans le «in», à la cour St-Joseph. Les Belges pourront le voir début mars à Maubeuge dans le cadre du festival Via et début mai au KunstenFESTIVALdesArts. C'est d'ailleurs la directrice de ce festival, Frie Leysen, qui a demandé à Alain Platel de travailler sur Monteverdi comme il le fit magnifiquement avec Purcell («La Tristeza complice»), Bach («Iets op Bach») et Mozart («Wolf»). Et la Monnaie a assuré l'essentiel du financement du spectacle.
S'il était très attendu, Alain Platel n'a nullement déçu. «Vsprs» est formidable d'émotion. C'est du pur Platel par cette capacité extraordinaire de faire partager l'humanité de ses danseurs, mais c'est aussi différent des autres, car plus dansé, plus religieux, plus extatique, plus désespéré et plus doux à la fois.
Au départ était la musique. Frie Leysen avait demandé à Alain Platel de travailler sur un opéra de Monteverdi. Il a choisi plutôt les «Vêpres de la Vierge», superbes, poignantes, le premier morceau de musique classique, dit-il, qu'il ait connu.
Platel part souvent d'une intuition. Pour «Wolf», il a placé une meute de chiens sur scène. Pour «Vsprs», il voulait mêler Monteverdi et la musique tzigane: «Entre l'Italie et les Balkans, il n'y a qu'une petite mer.» Il y a deux ans, il rencontrait à Jérusalem Fabrizio Cassol, d'Aka Moon, qui s'est chargé de mixer les deux et de composer une musique originale mais profondément monteverdienne, en osmose étroite avec les danseurs et le chorégraphe. Alors que d'habitude Platel juxtapose la musique et la réalité brutale du monde actuel, ici, il travaille sur la musique elle-même avec un orchestre de dix musiciens dont une soprano, deux musiciens tziganes (dont un violoniste aveugle) et des interprètes de musique baroque, jetant des ponts entre les vêpres et une musique jazzy. Si parfois on aimerait être laissé à la seule splendeur de Monteverdi, le mariage est grisant, plaçant Monteverdi au coeur de notre monde actuel.
Une enfant sauvage
Alain Platel a choisi dix merveilleux danseurs, tous très différents, dont il a fait un groupe soudé. Pour cela, il les a entraînés d'emblée au musée psychiatrique du Dr Guislain de Gand, où ils ont visionné des films anciens sur les comportements de psychotiques dans la cour centrale. Leurs mouvements, leurs gestes, proches de ceux de la transe ou de l'extase religieuse, ou de l'orgasme, ont profondément marqué les danseurs et leur ont inspiré des mouvements d'une poignante émotion. Alain Platel leur a aussi montré le visage de la sainte Thérèse en extase du Bernin. L'extase et la poussée vers le ciel se mêlent ici à la mort, à la folie et à la sexualité. Il y a une unité profonde entre notre destin de mortel et notre vision de la beauté mystique. Les duos de danseurs ont des étreintes violentes et douces à la fois, étouffantes et apaisantes. Le soir de la première, des spectateurs émus trouvaient le spectacle trop désespéré. Nous ne le pensons pas. S'il y a une vision forte de l'homme, de sa folie et de sa mort, il règne aussi une grande douceur et une grande beauté par le chant des vêpres et la musique manouche.
On devrait citer tous les danseurs mais une danseuse sort du lot, incarnant, selon Platel, la force des vêpres: Iona Kewney, contorsionniste écossaise qui a longtemps travaillé pour le cirque. Elle est « un enfant sauvage, un ovni», dit Alain Platel. Son corps a une mobilité et une plasticité inouïes. Quand, enfermée dans un sac, elle s'en échappe par des danses saccadées, en sortant tantôt un pied, tantôt une main, on a l'image même du destin humain. Les spectateurs participent alors à une expérience commune, une aventure collective, «ce qui est la base du théâtre», dit Platel.
Le décor, proche des grands décors de Pina Bausch, est une montagne, toute blanche, un grand iceberg. Le blanc vient de centaines de sous-vêtements cousus. Un décor à la fois solide sur lequel on grimpe, et fluide qu'on traverse. «Vsprs», c'est cela: dureté et fragilité, extase et jouissance, monde actuel et Monteverdi, beauté, douceur et tremblements (les danseurs tremblent très longtemps sur le chemin de la transe).
«Vsprs», d'Alain Platel au théâtre de la Ville, à Paris, jusqu'au 25 février. Les 16 et 17 mars à Maubeuge, dans le cadre du festival Via avec le Manège.Mons. Et à Bruxelles, pour le KunstenFESTIVALdesArts, au Théâtre national, du 4 au 7 mai.
© La Libre Belgique 2006