"Je me suis endormi"
Après un trajet sur la banquette avant de le vieille Buick familiale, quelques pas de course dans la cohue, et, épuisé par les glaces trop froides et les heures trop longues, je m'étais endormi. A ma grande honte, car je voulais être un "grand" et passer l'heure habituelle de mon coucher sans en paraître affecté.
Publié le 13-04-2008 à 00h00
Il y a quelques années, sur le divan d'un psychanalyste, m'était revenu mon seul vrai souvenir de l'Expo 58. J'avais huit ans et j'avais pu, un soir, accompagner mes parents à un dîner musical au pavillon français. Après un trajet sur la banquette avant de le vieille Buick familiale, quelques pas de course dans la cohue, et, épuisé par les glaces trop froides et les heures trop longues, je m'étais endormi. A ma grande honte, car je voulais être un "grand" et passer l'heure habituelle de mon coucher sans en paraître affecté.
La honte se double aujourd'hui de l'infamie. Comment un futur journaliste a-t-il pu ainsi s'endormir lors d'un tel événement ? Comment a-t-il pu ne garder que ce souvenir alors qu'il y avait pourtant vu le Spoutnik, si petit avec ses piques, la flèche du génie civil, si grande avec sa pique, et la gigantesque crème glacée de l'Atomium ? Alors que son pays connaissait l'orgasme de la célébrité mondiale ? Certes, la mémoire est parfois sélective et trompeuse. Ai-je rêvé de cette rêverie ? Mes frères et soeurs ne se souviennent nullement de ce concert mais bien d'une soirée de ballets espagnols où nos parents nous avaient emmenés. Mais peut-on s'endormir sous les olé du flamenco ?
En grattant mes neurones, en feuilletant les albums d'époque, me sont bien revenus en mémoire, mes transports d'alors. Ce n'était pas encore des transports amoureux (à 8 ans, non mais quand même !), mais bien des pousse-pousse prévus à l'entrée pour les visiteurs et des oeufs suspendus qui permettaient de voyager dans les airs (Un oeuf ? Un beau symbole pour un âge où on n'a pas encore cassé sa coquille familiale).
Je me souviens d'un second moment de honte : mes camarades de seconde primaire avaient reçu de leurs parents une carte d'entrée permanente à la "Belgique joyeuse". Je n'avais que des tickets d'un jour, et de plus, rarissimes. La Belgique joyeuse me semblait être le lieu de tous les plaisirs illicites et inconnus. Je ne savais pas encore que ce n'était qu'une copie, tout en stuc, de Bruges. De plus, les réticences moralisantes de mon père à nous y emmener avaient émoustillé mon intérêt. Déjà le journaliste pointait en moi. Mon frère aîné avait ramené de l'Expo des jeunes Hongrois à la recherche d'une chambre d'hôte. Ils avaient pour nous l'aura du grand Mongol venu nous visiter. Ils portaient l'exotisme de l'Ailleurs. Mais sans doute incarnaient-ils aussi pour mon père et ma mère tous les dangers de cette foule cosmopolite et agglutinée sur ce plateau bruxellois ?
J'aurais bien voulu me souvenir du pavillon du Corbusier, de la DS française, des images du Congo, de tout ce sérieux que mon père nous avait sûrement conseillé de regarder. Mais désespérément, seule une image infamante me revient à l'esprit : je n'ai rien vu à l'Expo, je me suis endormi.