Le cendrier: En voie d'extinction
Au musée de la Triennale à Milan, en 2006, trônait une exposition rétrospective de l’entreprise italienne de design Caimi. Parmi le bel étalage d’objets, une profusion de cendriers. De toutes formes, de toutes couleurs. D’un seul coup, cette collection paraissait incongrue, obsolète.
Publié le 06-08-2009 à 00h00
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Au musée de la Triennale à Milan, en 2006, trônait une exposition rétrospective de l’entreprise italienne de design Caimi. Parmi le bel étalage d’objets, une profusion de cendriers. De toutes formes, de toutes couleurs. D’un seul coup, cette collection paraissait incongrue, obsolète. Comment avait-on pu fabriquer avec tant de jouissance toutes ces petites poubelles à mégots ? Surtout en Italie, où l’on n’a plus le droit de fumer dans les lieux publics. Cet objet si répandu a déjà un devenir semi-archéologique.
Le cendrier, on en décèle encore l’empreinte, comme un fossile étrange, sur les accoudoirs des sièges d’avion ou de train. Il est banni des voitures où il est proposé en option. Les chambres d’hôtel, les restaurants se font de plus en plus non-fumeur. Et chez son meilleur ami, plus question de poser sa clope dans une très belle pièce en verre de l’Italien Ettore Sottsass, celle-ci est pétrifiée comme un signe social sur une commode. Aux Etats-Unis, en Europe de l’Ouest et au Japon, le cendrier, pas encore tout à fait éteint, mais en voie de raréfaction et de mutation, aura peut-être une vie assez courte. Car ce n’est pas une icône ancestrale comme le gobelet à la fonctionnalité inaliénable.
Si le tabac est cultivé depuis trois mille ans en Amérique, découvert en 1492 à Cuba par Christophe Colomb, on l’a d’abord utilisé comme médicament, puis prisé, chiqué. Et ce sont les crachoirs, les pots à tabac, les chaufferettes à pipes qui se sont fait les complices de ce nouveau plaisir. Ce n’est qu’en 1890 que le dictionnaire Robert date cet objet. L’ouvrage le Vocabulaire des objets civils et domestiques(1) le repère aussi à la fin du XIXe siècle et en donne une définition précise : "Récipient de formes, matériaux et dimensions variées servant à recueillir les cendres des cigares et cigarettes et pouvant comporter un ou plusieurs réceptacles incurvés pour y déposer horizontalement la cigarette, le cigare ou la pipe." Une description illustrée par une pièce très décorative, du fond du Musée de la Seita, en porcelaine et estampillée XIXe siècle.
On sait aussi grâce à Proust, dans Jean Santeuil, qu’en 1896, "voyant que M. Guéraud-Houssin ne reprenait pas immédiatement la parole, il alla au cendrier et fit tomber la cendre de sa cigarette pour lui en donner le temps." Dans la collection d’objets précieux du Musée des Arts décoratifs, d’un beau plateau à Tête de coq de Léopold Gautrait de 1918 à une coupelle en argent martelé de Claudius Linossier de 1930, le cendrier apparaît luxueux, pour salons et fumoirs.
Côté cafés, c’est encore à la fin du XIXe siècle qu’apparaissent les premiers cendriers publicitaires. Car il devient une vraie manne, support à la réclame naissante, pour les marques, particulièrement les fabricants de boissons. Il était en métal au départ mais la céramique lui permet de gagner en couleur et de triompher. Avec des images restées dans la mémoire collective, comme le chapeau de l’Empereur pour Courvoisier. Du célèbre triangulaire Ricard né en 1950, icône jaune, bleu et rouge à la contenance généreuse, au plus rare et très parcimonieux Hôtel Ritz de Madrid en porcelaine de Vigo, ces mégotiers se chipent, puis ils se chinent aux Puces, sur le Net aujourd’hui, se collectionnent jusqu’à l’obsession, triés par marques, matériaux, thèmes. Ces objets éphémères de réclame ont été négligés par la culture officielle. C’est pourtant un signe populaire qui met tout le monde d’accord, du fumeur de cigare au rouleur de gris.
Après avoir été très Arts déco, l’ustensile se fait moderne, on repère une pièce allemande fabriquée en 1923-1924 dans l’atelier de métal du Bauhaus, signée Marianne Brandt qui propose une composition abstraite, n’ayant plus rien à voir avec la typologie du plateau ou de la coupelle, tout en restant un contenant fonctionnel. Parmi les cendriers qui fascinent toujours, on exhume le fameux "tournant", petite mécanique ressemblant à une toupie qui fonctionne grâce à la force centrifuge. Conçu en 1939 par Georg Katz à Stuttgart, il séduit pour sa petite machinerie, son aérodynamisme et son apparent hygiénisme. D’un coup de pouce décontracté, le fumeur expédie ses déchets. Ce roi phallique sera mis sur pied, associé à un lampadaire, tel un vrai petit meuble exhibé dans le salon.
En 1936, avec le passage aux 40 heures de travail par semaine et les premiers congés payés, le cendrier se développe encore pour d’autres raisons. Il devient le petit souvenir de vacances, économique et idéal, à rapporter de Quimper ou de Vallauris. La grand-mère qui ne clope pas le transforme en vide-poches à boutons. Là, avec ce qui relève du bibelot aux clichés kitsch, tout est possible, du phare en coquillage à la grotte de Lourdes avec vierge phosphorescente. Après la Seconde Guerre mondiale, les cigarettes, américaines surtout, se banalisent, le cendar se démocratise et rentre dans toutes les maisons. L’heure de gloire du beau mégotier, aimé, peut commencer.
Dans les années 50, 60, 70, on fume partout : au cinéma, dans les films, au lit, dans le métro, à l’hôpital, au bureau, en faisant la vaisselle. C’est dans ces décennies non culpabilisatrices que nombre de créateurs signent de très belles pièces, reflets des comportements et des technologies de ces temps-là, et qui occupent une place de choix dans l’histoire du design, comme autant d’exercices de styles.
L’Italien Joe Colombo, dandy bon vivant et toujours pipe au bec, a particulièrement célébré cette joie de fumer. Il a même conçu l’astucieux verre Smoke en 1964 qui permet de tenir sa cibiche et de boire d’une seule main pendant un cocktail. Il a imaginé de nombreux cendriers, comme le Rotocenere pour Kartell en 1971, qui revendiquait des dimensions généreuses pour grands fumeurs(2). Il s’inscrit là dans la petite mythologie du cendrier de polar, toujours débordant de mégots, puant, jamais vidé, symbole d’une nuit enfumée de plaisir, de discussions ou de débine, sans limites.
On ne va pas aligner tous les petits joyaux des créateurs, mais certains représentent de belles recherches. Pour l’entreprise italienne Danese, Bruno Munari a créé le Cubo en 1957, un sacré trompeur. Car le designer ne tenait pas à ce qu’il ressemble à "une petite poubelle". Dans une boîte en mélanine brillante s’encastre une garniture en aluminium, entrouverte, qui règle tous les problèmes fonctionnels du cendrier : poser et éteindre sa cigarette, cacher les cendres et retenir les odeurs. D’autres icônes de l’époque, le sculptural Clam d’Alan Fletcher en 1971, la vague en plastique de Isao Hosoe, pour Kartell sont devenus des vintages de collections.
En 1994, un projet d’étude du cendrier, "Blend Collection", présenté au Design Museum de Londres puis au Musée des Arts décoratifs, commençait à exhaler une odeur de tabac bien refroidi. A travers "un objet presque invisible pour un moment de plaisir clandestin", la décoratrice Andrée Putman trahissait, espiègle, la culpabilité de fumer.
En 1997, le tabac est de moins en moins en odeur de sainteté, et Philippe Starck propose l’innovant Joe Cactus, inspiré du tournant, un pot de fleur en plastique fermé qui s’actionne grâce à une manette verte en forme de cactée stylisée. Il peut être rempli d’eau, pour lutter contre les relents de tabac qu’on ne supporte vraiment plus. Le Joe peut d’ailleurs se reconvertir en parfumeur.
Les marques de boisson ne vont plus commander de cendriers aux designers pour faire leurs pubs de comptoir. Resteront les carafes, les verres ! En 2001, Garouste&Bonetti ont sans doute signé le petit dernier de Ricard, en plastique jaune et bleu, rond cette fois, toujours en place sur les guéridons des bars. En 2007, la designer India Mahdavi ose encore nommer "cendrier" une élégante coupe en Corian, mélange moitié acrylique et moitié minéral. Mais elle tergiverse en la titrant "Smoking -No Smoking".
(1) Le Vocabulaire des objets civils et domestiques, Imprimerie Nationale Editions.
(2) Joe Colombo, éditions Vitra Design Museum, Triennale di Milano et Les Arts Décoratifs. Lire aussi Classiques Phaidon du design, trois volumes, 2007.