L’art infiltre le tissu social

Les biennales d’art contemporain fleurissent chaque jour aux quatre coins du monde; aussi lorsqu’une nouvelle s’annonce, la prudence est de mise. Bordeaux, où la culture était plutôt dans un creux de vague océanique, a repris depuis quelques années la lente ascension vers les crêtes.

Claude Lorent
L’art infiltre le tissu social
©D.R.

Les biennales d’art contemporain fleurissent chaque jour aux quatre coins du monde; aussi lorsqu’une nouvelle s’annonce, la prudence est de mise. Bordeaux, où la culture était plutôt dans un creux de vague océanique, a repris depuis quelques années la lente ascension vers les crêtes. Après avoir logé la Frac aquitaine sur les quais dans une friche industrielle, voici que la ville a inauguré sa première biennale d’art contemporain. Modeste par rapport aux phares que peuvent être Venise voire Lyon, elle n’entre heureusement pas en concurrence car elle affiche un profil singulier et un but socio-urbain qui mérite de retenir l’attention. Elle est comme une amorce de modification des rapports établis entre la création artistique actuelle et la problématique des grandes villes en voie de reconversion dans l’ère post-industrielle, de la mobilité et de la réappropriation citoyenne des espaces citadins.

Confiée par la municipalité à Didier Fiuza Faustino, qui a eu la bonne idée de déléguer des secteurs entiers, la biennale se déploie dans la ville et intègre en sa programmation les principaux lieux d’art contemporain de la cité girondine. Deux démarches sont emblématiques de la volonté d’agir en fonction de la ville, de son histoire, de son découpage sociologique. D’une part l’adjonction à la foire d’automne, rassemblement populaire s’il en est un dans une ville dominée pour la bourgeoisie, foire qui se tient dans l’immense esplanade des Quinconces face aux quais remarquablement réhabilités de la Garonne. D’autre part, après trois jours d’exposition à cet endroit, la dispersion des œuvres dans des quartiers de la ville. L’art part vers les habitants, accompagné de médiateurs chargés de gérer les rencontres. La transdisciplinarité - arts visuels, cinéma, théâtre, architecture, musique, de l’orchestre à l’afro-électro - qui préside au projet renforce le principe d’une large adhésion publique. Par contre, la trop courte durée de l’événement, à l’exception des expos institutionnelles, en est son gros point faible.

Certes la notion d’art dans la ville est loin d’être neuve, elle suit l’implantation des premières maisons de la culture, Bourges et Strasbourg, voici près de quarante ans. Mais le concept est, ici et aujourd’hui, différent, il s’inscrit dans une politique globale qui vise aussi à établir la jonction entre les deux rives du fleuve. A cet égard, citons, et c’est aussi l’une des œuvres les plus réussies de la manifestation Evento, la passerelle imaginée par Tadashi Kawamata, qui relie précisément la Foire aux Plaisirs aux quais avec ce promontoire d’observation vers l’autre rive. L’image est tellement forte et la réaction des Bordelais si positive que la vie de cette œuvre est déjà prolongée d’un an !

A part quelques exceptions, la plupart des artistes participant à cette biennale, environ 110, sont peu, voire pas connus. Et c’est très bien, on ne se retrouve pas dans une énième déclinaison des mêmes ! On regrettera cependant que la barre sélective n’ait pas été placée plus haut en ce qui concerne les créations réparties le long des quais, où l’on retiendra le film de Dominique Gonzales-Foerster, compilation d’archives sur des scènes de foires, projeté sur grand écran à l’entrée de la fête foraine, la bande-son étant celle naturelle des sirènes, cris et autres expressions sonores du site. Autre film, celui de Dennis Adams, performance relative au vin et à la déambulation, tourné dans les rues locales. L’enseigne lumineuse géante "Respublica" du Bordelais Nicolas Milhé, qui expose aussi en solo au Frac, une œuvre financée et achetée pour le Frac. Elle prendra place, après la manifestation, au-dessus des anciens silos, sur l’autre rive justement, et contient une implication politique forte. Et aussi, de nuit, les projections de Johannes Gees.

Ailleurs on pointera quelques beaux morceaux, dont la déambulation musicale imaginée par Diller Scofido avec les musiciens du conservatoire sur des compositions de Julia Wolfe, la prestation spectaculaire du Collectif Berlin, un groupe anversois qui dresse un portrait impressionnant de Moscou. Une commande encore, celle passée au couple Kabakov qui a conçu une demeure inaccessible, entourée d’un jardinet, dans un îlot urbain au beau milieu d’un carrefour. La thématique du privé et du public s’y décline sous une forme de voyeurisme, dès lors que l’on découvre les occupations des personnages à travers ce que les fenêtres en laissent percevoir. L’étrangeté des comportements a de quoi surprendre mais qu’en serait-il, dit l’artiste, si l’on observait ainsi sa propre vie ?

Sur le principe de garder le meilleur pour la fin, la palme revient à trois initiatives. L’expo sur l’ "anarchitecture" aux Entrepôts Lainé, dont nous reparlerons. L’occupation du Grand Théâtre sous la conduite de Fernando Alvim par une foulée d’artistes angolais, d’autre part. Il y montre, en photos, vidéos, sur scène, en musique et même en gastronomie, la vitalité tout à fait surprenante d’une jeune génération qui définit une appropriation progressive du territoire urbain de Luanda, longtemps confisqué par les occupants, colonisateurs étrangers. Enfin, et magistralement, la prise de possession de la base sous-marine par le cinéaste israélien Amos Gitaï. La gestion de ce gigantesque site de béton construit par des prisonniers espagnols sous la direction des Italiens puis des Allemands, y est plus qu’impressionnante et terriblement émouvante. Les images géantes projetées à même les murs évoquent principalement les conflits, la politique avec "Au nom du Duce" et l’exil. Cette exposition est prolongée jusqu’à la fin octobre. C’est un moment inoubliable !


Evento. Intime collectif. Biennale d’art contemporain de Bordeaux. Jusqu’au 18 octobre. Accès gratuit. Chapiteau sur les quais, Prairie des Girondins, de 11h à 20h.Insiders. Entrepôts Lainé (CAPC), Jusqu’au 7 février. De 11 à 20h jusqu’au 18/10, ensuite du mardi au dimanche de 11 à 18h.

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