Luc Tuymans et l’ambiguïté des images
La grande rétrospective consacrée au peintre Luc Tuymans qui s’ouvre le 18 février au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, sera un événement marquant de 2011. L’exposition a été préparée pendant sept ans par deux commissaires américaines et a déjà voyagé aux Etats-Unis dans les musées de San Francisco, Columbus, Dallas et Chicago.
- Publié le 05-02-2011 à 04h17
- Mis à jour le 05-02-2011 à 09h14
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Entretien La grande rétrospective consacrée au peintre Luc Tuymans qui s’ouvre le 18 février au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, sera un événement marquant de 2011. L’exposition a été préparée pendant sept ans par deux commissaires américaines et a déjà voyagé aux Etats-Unis dans les musées de San Francisco, Columbus, Dallas et Chicago. Elle termine son parcours par Bruxelles, seule étape européenne. Avec 70 tableaux, elle donne une idée de trente ans de peinture, de 1978 à 2008. C’est sa première rétrospective en Belgique (début 2010, il y eut au Wiels une exposition plus réduite d’œuvres inédites de Luc Tuymans). Cette rétrospective suscite beaucoup d’intérêt : il y a eu déjà cinquante interviews de médias européens ! Elle donnera une occasion unique de voir des tableaux souvent achetés par des musées et des collectionneurs, surtout américains.
L’artiste, né à Mortsel, près d’Anvers, en 1958, a connu une trajectoire fulgurante depuis son expo à la Biennale de Venise 2001 et sa rétrospective à la Tate Modern en 2004. L’exposition montre la continuité et l’évolution d’un travail toujours centré sur la peinture, même quand beaucoup avaient abandonné ce média. On montrera aussi ses films du début des années 80, en Super 8, une curiosité.
Sa peinture est immédiatement identifiable par ses couleurs froides, laiteuses et fantasmagoriques, et par les formes qui s’y dissolvent, par l’interrogation sur les images qu’elles impliquent. On y sent la tension permanente entre le message et l’impassibilité du tableau, entre la figuration et l’abstraction, entre la peinture et le document qui sert de base au travail de Tuymans, entre le refoulé de l’histoire et le présent. On y retrouve ses séries célèbres : autour de l’assassinat de Lumumba (Mwana Kitoko) qu’on avait vu à Venise, autour des nazis et de l’Holocauste (Der Architekt) et une de ses premières séries de 1994 (At Random). Nous l’avons rencontré dans son grand atelier près de l’Escaut, à Anvers.
Quel est votre sentiment de terminer l’expo par Bruxelles ?
C’est important au moment où ce pays est dans le pétrin. C’est comme lorsque l’expo a circulé aux Etats-Unis qui étaient alors en pleine récession. Car alors, les gens regardent autrement. On fait bien des conneries à Bruxelles pour l’instant, alors que Bruxelles est davantage que la capitale belge ou flamande, c’est aussi la capitale de l’Europe, ouverte de tous côtés avec le TGV.
Le musée des Beaux-Arts de Bruxelles n’a qu’une œuvre de vous. La plupart viennent de l’étranger ?
J’ai pourtant gardé pendant quinze ans des œuvres importantes pour le musée des Beaux-Arts, mais je n’y ai pas rencontré de réel intérêt. J’avais conservé pour lui, par exemple, le tableau de Lumumba montré à Venise, mais faute d’intérêt, il a été acheté par le MoMa à New York. Ils ont finalement acheté une œuvre mais trop tard. Il est aussi invraisemblable de voir que le musée d’Art moderne de Bruxelles va fermer et on ne sait pas pour combien de temps ! On avait hésité à faire cette expo au musée d’Art moderne, mais je ne pouvais y avoir que les salles au sous-sol, alors que le parcours au Bozar est lumineux, très aéré, plus beau que les parcours américains que j’ai eus. Les musées de Flandre (Muhka, Smak, Ostende) ont chacun 4 ou 5 de mes œuvres. Je vais en offrir une à Laurent Busine au MAC’S, par intérêt pour son travail, mais aussi pour montrer, a contrario, l’absurdité de la situation bruxelloise.
Un timbre sort avec une de vos œuvres.
C’est un de mes tout premiers tableaux, de 1975. Il me touche fort car c’est le portrait du frère de ma mère, qui est mort pendant la guerre.
Vos tableaux sont parfois politiques (ils évoquent l’Holocauste, le nationalisme flamand, Condoleezza Rice), parfois poétiques (une nature morte, un paysage), mais la frontière entre les deux est ténue, l’ambiguïté et l’étrangeté sont des deux côtés.
Il y a chaque fois, le conflit entre la violence et la tendresse. Entre l’abstraction et la figuration comme on le voit avec le grand tableau "Turtle" à l’entrée de l’expo. Il y a aussi l’idée des sous-entendus et de la trivialité de l’image. Le tableau sur une chambre à gaz (qui, hélas, ne sera pas à l’expo car son propriétaire ne voulait le prêter que dans les Etats américains où la peine de mort est encore appliquée) exprime cette ambiguïté car on croit ne voir qu’une simple chambre sans particularité, avant d’apprendre que c’est une chambre à gaz. A l’heure on est bombardé d’images, il faut cultiver la méfiance du regard. La peinture est la première image, depuis les dessins sur les murs des grottes. Avec la peinture, on ne peut revenir en arrière, il faut aller de l’avant, c’est physique. La peinture est un arrêt sur l’image.
On reconnaît vos tableaux à leurs couleurs, leurs flous. Dans la continuité d’un Spilliaert ou d’un Hopper ?
On parle parfois de mes couleurs grisâtres, mais il y a bien d’autres couleurs. Jamais le noir, je ne l’utilise pas, mais des bleus très clairs dans "Turtle" ou des violets. Le choix des couleurs donne une profondeur réelle à la peinture. Et mes flous ne sont pas une technique a posteriori comme chez Gerhard Richter, je peins directement et précisément ce qu’on voit. Il y avait longtemps, qu’un peintre contemporain n’avait plus exposé à Bozar, dans le circuit Années 20. On me rattache parfois au surréalisme de Magritte ou au grotesque d’Ensor. Mais si un lien existe, c’est plutôt avec la tradition belge du documentaire et de l’usage du document. Le premier documentaire au monde fut réalisé en Belgique avant la guerre de 1914. Mon modèle de peintre est d’abord Van Eyck qui a réussi à sortir la peinture de l’image mimétique du monde chrétien. Et après lui, des artistes comme El Greco, Velazquez, Manet qui, tous, sont sortis d’une certaine image et se sont positionnés de manière claire. Voyez aussi chez eux, ces espaces vides, d’abstraction, au milieu de la figuration.
Vous préparez longtemps et mentalement vos tableaux mais le moment de peindre est court, parfois une seule journée, dans un acte pictural bref, quasi impulsif. Quand vous dites-vous qu’un tableau est achevé ?
Quand je suis allé jusqu’aux limites de l’image et que je me suis arrêté à temps. Car si on surtravaille une image, on perd son intensité. Je peins avec des toiles punaisées au mur, et je choisis la taille des tableaux en fonction du sujet, comme il arrive au départ du dessin. Lorsque c’est mûr, j’y vais, je dois exécuter le tableau comme une exécution capitale.
Ces dernières années vous avez été commissaire de huit expos dont deux au Bozar, autour de la Chine et une à Bruges, cet automne, consacrée aux artistes de l’Est.
On me l’avait demandé. J’ai apprécié car cela change mon regard, cela me donne l’occasion d’entendre d’autres discours, mais je vais arrêter provisoirement car je dois me consacrer à mon travail (NdlR : Luc Tuymans expose pour l’instant, une série toute neuve de sept tableaux à la galerie Zeno X d’Anvers, en face du musée des Beaux-Arts).
Vous avez été actif avec Tom Barman de dEUS pour lutter contre l’extrême droite à Anvers. Comment voyez-vous maintenant le nationalisme de la N-VA ?
C’est encore pire ! Je suis complètement opposé à cela, je ne comprends pas l’ignorance et la stupidité de ceux qui suivent Bart De Wever. Il y a quelques années, c’est le CVP qui par pur opportunisme électoral a fait le lit du Vlaams Blok. Cette fois, c’est le CD&V qui par même opportunisme électoral a favorisé Bart De Wever. Ce vote nationaliste a à voir avec une certaine histoire flamande, un complexe de minorité, les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale. Mais hélas, ceux qui nous gouvernent sont devenus a-culturels. Le monde culturel (il réagit en général comme moi) est devenu minoritaire. Pas seulement en Belgique. Aux Pays-Bas, on parle maintenant de "haine de l’art" ("kunsthaat"), rejetant l’art comme élitiste et de gauche (une gauche qui disparaît dans l’isolement). Aujourd’hui, les gens osent dire tout haut des choses qu’ils cachaient auparavant.
L’artiste a-t-il un rôle à jouer ? De mettre en doute ? Vos tableaux sont une interrogation sur l’histoire, la mémoire, les médias, l’image, ce qui se cache derrière l’apparente banalité des images, la polysémie des choses.
Il peut manifester ponctuellement, mais pas faire de la politique. Il peut jeter le trouble, amener à se poser des questions, à s’interroger sur la multiplicité des interprétations. Aux Etats-Unis, en 2005, il y eut beaucoup de questions sur mon portrait de Condoleezza Rice, une Afro-Américaine ministre de Bush ! La politique de Bush me dégoûtait, mais je n’allais pas moraliser, je créais une image indécise. Et finalement, le MoMa a acheté ce tableau.
Luc Tuymans, rétrospective, au palais des Beaux-Arts à Bruxelles, du 18 février au 8 mai.