Le patrimoine syrien aussi assassiné

Le patrimoine artistique et archéologique syrien est gravement menacé par la guerre en cours. Vols, fouilles sauvages : des filières profitent de la guerre pour vendre des trésors archéologiques.

Guy Duplat

Entretien Le patrimoine artistique et archéologique syrien est gravement menacé par la guerre en cours : destructions sur des sites aussi extraordinaires que la citadelle d’Alep ou le Krak des chevaliers (les Croisés de l’ordre des Hospitaliers), vols sur les sites de fouilles et dans les musées, revente sur le marché de l’art de pièces volées, etc. Didier Viviers, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie à l’ULB, actuel recteur de cette université, mais surtout, ici, directeur depuis dix ans des fouilles à Apamée en Syrie, est bien conscient que ces cris d’alarme peuvent être mal compris. " Bien sûr, nous dit-il, la vie des gens prime et le drame essentiel, terrible, ce sont les milliers de morts et la déstabilisation d’un pays et peut-être, demain, de toute une région. Mais à un moment donné, il faudra bien reconstruire un pays, dans la fierté de ce que ce pays et ses habitants ont été et là, le maintien d’un patrimoine est essentiel. Il y a même aujourd’hui, quelque chose de suicidaire à tirer ainsi sur son propre patrimoine car cela tue la possibilité de pouvoir se reconstruire. C’est au nom de cela que nous alertons le monde sur ce qui s’y passe."

Didier Viviers est bien placé pour le faire car la Belgique avec les fouilles d’Apamée, est un acteur majeur des recherches archéologiques en Syrie. Il nous en rappelle d’abord l’historique.

La mission en Syrie est la plus ancienne menée par les Belges. C’est en 1928, lorsque le Roi Albert créa le FNRS (Fonds national de la recherche scientifique) que la Belgique se lança dans d’ambitieux projets scientifiques : une expédition en Antarctique et une mission archéologique en Syrie, alors sous protectorat français. C’est Franz Cumont (1868-1947), grand scientifique et spécialiste des religions orientales qui faisait à cheval (!) un voyage depuis les rives de l’Euphrate et admira le site d’Apamée qu’aucune fouille n’avait encore exploré. Il y avait des ruines formidables et il se dit qu’il y avait là un terrain de recherche inouï pour un pays, la Belgique, qui était alors une très grande puissance économique et rêvait de grands projets semblables pour asseoir son "soft power".

Les fouilles belges démarrèrent en 1930 et de nombreuses campagnes furent menées par l’architecte belge Henry Lacoste (1885-1968) qui avait fait ses armes archéologiques sur le site de Delphes.

A cette époque, en Syrie comme ailleurs, le résultat des fouilles était partagé 50-50 ; la moitié restait dans le pays fouillé, l’autre moitié revenait au pays qui finançait les fouilles. C’est ainsi que le musée du Cinquantenaire possède de nombreuses pièces importantes venues d’Apamée, dont la grande mosaïque de la chasse.

La ville d’Apamée est située à l’ouest de la Syrie, près d’Hama et du Krak des chevaliers. La ville fut créée en 300 avant J.C. par Seleucos Ier, successeur d’Alexandre le Grand. Il choisit le nom d’Apamée en souvenir de sa première épouse perse, Apama. La ville ne cessa de croître, devenant au deuxième siècle, une des dix plus grandes villes romaines et au Ve siècle, la capitale de la "Syrie seconde" romaine. La conquête arabe au VIIe siècle a entraîné petit à petit le déclin de la ville au profit de Damas. Et dès le VIIIe siècle, elle n’était plus qu’une petite ville rurale. " Mais pendant dix siècles, souligne Didier Viviers, ce fut l’une des villes les plus essentielles. Il est exceptionnel de pouvoir mettre ainsi au jour une grande ville qui a traversé la période alexandrine, romaine, ommeyade, abbasside et qui n’a jamais été surmontée ensuite par une ville moderne. On peut, à Apamée, étudier l’évolution d’une ville sur 1 000 ans."

Les missions belges ont d’abord pu relever l’impressionnante colonnade qui fait aujourd’hui la fierté du site : 1,85 km de colonnes (le "Cardo maximus"). Les fouilles connurent des tristes péripéties dont les plus noires furent l’incendie pendant la guerre des archives entreposées à la KUL et, après- guerre, un nouvel incendie au Cinquantenaire détruisant à nouveau les archives des fouilles. Lors de la création de la république arabe syrienne dans les années 1960, la Belgique se voit accorder le droit de poursuivre son travail à Apamée. Les fouilles reprirent avec Jean Charles Balty (ULB) et, depuis 2001, c’est Didier Viviers qui poursuit la tâche.

"Chaque année, nous dit-il, nous menions des campagnes de 2,5 à 3 mois. Nous n’avons encore pu dégager que 5 % d’un site énorme de 260 hectares. Au rythme actuel, j’ai calculé qu’il faudrait continuer pendant 5 000 ans pour tout mettre au jour."

Et alors l’an passé, survint la guerre, terrible. " J’ai directement pris la décision de suspendre les missions. Mais les choses se sont fortement dégradées, surtout dans le secteur où nous sommes, entre Hama et Alep. Déjà en 1982, il y avait eu près d’Apamée, à Hama, un terrible massacre. Nous avons décidé alors, l’an dernier, à l’ULB, de rester en Belgique et de consacrer notre temps à l’étude de toute la documentation qu’on avait ramenée. Mais j’ai vu depuis lors, qu’il y avait des pillages à Apamée et ailleurs en Syrie. Il était urgent de créer un site Internet pour y placer toutes les photos que nous avions du patrimoine découvert là, afin que lorsqu’une pièce circule sur le marché de l’art, les acheteurs éventuels et les marchands puissent consulter ce site et vérifier qu’il ne s’agit pas d’une pièce volée. Le ministre Jean-Marc Nollet, responsable de la recherche en Communauté française, a bien fait de continuer à subsidier nos travaux, même si on ne peut provisoirement plus aller sur place, car ces subsides permettent de créer cette banque de données destinée à lutter contre le trafic d’œuvres d’art."

Didier Viviers explique qu’il est parfois difficile de récupérer une œuvre volée, même si on a repéré où elle est et qu’elle réapparaît sur le marché. Les pays sont loin d’avoir tous signé les conventions de l’Unesco permettant de mieux chasser ces trafics. "Dans le cas d’Apamée, je puis assurer que le patrimoine souffre. Il y a des destructions et des vols. L’état de désorganisation du pays permet à des réseaux de voleurs qui existaient, souvent depuis longtemps et de manière clandestine, de revenir à l’avant et de piller à nouveau."

Mais Didier Viviers a-t-il des informations sur ce qui se passe aujourd’hui sur le terrain et sur le personnel local que le site occupe d’habitude ?

"Nous n’avons plus aucune information sur notre personnel local, soit trois gardiens, un pour la maison des fouilles et deux pour le site. Nous ne pouvons même plus payer leurs salaires. Sur de petits films diffusés par les rebelles sur YouTube, on voit que l’armée régulière a placé des batteries sur le toit de notre laboratoire et celui de la maison des fouilles pour tirer sur la citadelle hellénistique. En réaction, venant des rebelles, on a vu un tir sur la maison des fouilles. J’ai bien sûr la plus grande crainte sur l’état de notre laboratoire et de son matériel. Je crains aussi que toutes les monnaies trouvées aient été volées. Nous n’avons plus de contacts avec les officiels syriens - l’administration - depuis six mois. La désorganisation semble grande et prendre, nous, des contacts sur place, peut être dangereux pour les gens contactés."

Didier Viviers est inquiet pour le sort de Palmyre (la merveille des sables), mais plus encore pour le patrimoine situé en pleine zone de combat : la citadelle d’Alep, ce qui reste du patrimoine d’Hama (déjà détruit en grande partie il y a 30 ans), le patrimoine de Damas, le célèbre Krak des chevaliers et, bien sûr, la citadelle d’Apamée qu’il a vu bombardée. Il explique qu’il est hélas "compréhensible" que ce soient ces lieux qui souffrent car ces citadelles par exemple, ont été volontairement construites sur des sites stratégiques, ce sont d’importants points de passage et de contrôle.

Apamée n’est qu’un exemple, car c’est l’ensemble du patrimoine syrien qui est en péril, comme le furent ceux d’Afghanistan, d’Irak et d’aujourd’hui du Nord-Mali. Et hélas, rien ne change malgré les appels solennels de l’Unesco depuis le début de cette année.

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