Lichtenstein met la peinture aux points

Quinze ans après sa mort subite à 73 ans, en 1997, Roy Lichtenstein est au centre d’une grande exposition rétrospective à la Tate Modern à Londres. L’exposition ira ensuite (remaniée) à Paris, au Centre Pompidou.

Guy Duplat, Envoyé spécial à Londres
Lichtenstein met la peinture aux points
©Estate of Lichtenstein

Quinze ans après sa mort subite à 73 ans, en 1997, Roy Lichtenstein est au centre d’une grande exposition rétrospective à la Tate Modern à Londres. L’exposition ira ensuite (remaniée) à Paris, au Centre Pompidou. C’est une belle occasion de réétudier le plus populaire des artistes du Pop Art américain avec Warhol.

Le grand public connaît de lui ses peintures reproduisant, très agrandis, des cases de BD américaines évoquant la guerre ou des romances à l’eau de rose. Elles sont devenues des icônes de l’art du XXe siècle, reproduites à l’infini et qu’on retrouve sous toutes les formes possibles dans le shop de la Tate Modern. En mai dernier, une peinture de cette époque, "Sleeping Girl" (1964) fut vendue pour la somme astronomique de 44,8 millions de dollars chez Sotheby’s.

Le public qui ne viendrait que pour voir cela sera désarçonné et parfois déçu, car cette époque de la carrière du peintre n’a duré que trois ans et les œuvres de cette époque sont réunies dans une seule grande salle. Pour le reste, on retrouve toujours, certes, le "style" Lichtenstein (les images très BD, les aplats de couleurs élémentaires, l’utilisation de la trame de points, "Ben-Day" utilisée dans l’imprimerie des BD), mais ce style est mis au service de recherches sur la peinture même et sur l’histoire de la peinture. Roy Lichtenstein apparaît dans cette expo comme un expérimentateur et un intellectuel.

Tout jeune (il est né en 1923), à la fin de la guerre, il avait sillonné l’Europe (y compris la Belgique) et visité ses musées. Il connaissait très bien l’histoire de l’art et l’enseignait à l’université de l’Ohio. Puis à celle de New York. Son travail d’apparence simple, était nourri de multiples questions sur ce qu’est la peinture, ce qu’est la représentation, comment traiter les illusions optiques. Dans les salles de la Tate, à côté de grands tableaux très connus reconnaissables entre mille, avec leur force visuelle éclatante, on découvre aussi des aspects inconnus et surprenants de son œuvre.

Un point, c’est tout

Roy Lichtenstein a grandi avec l’expressionnisme abstrait comme modèle (de Kooning, Rothko, Sam Francis, Pollock) et il voulut s’en détacher en supprimant toute référence au "geste de l’artiste", à la "virtuosité de la main". Dès le début de l’expo, on tombe sur une œuvre capitale, pionnière : "Look Mickey", datant de 1961 et qui est l’agrandissement à la main, d’une case de "comics". Donald est tout heureux d’avoir ferré un gros poisson, mais Mickey, dans son dos, voit bien qu’il n’a attrapé que sa propre culotte ! La légende prétend que ce fut une réponse à un défi que lui lança son fils qui lui avait dit : "Je parie que tu n’es pas capable de peindre aussi bien que ça, papa ?" A lire le passionnant catalogue de la Tate, c’est bien plus que cette anecdote : tout un chapitre est occupé par cette seule œuvre où l’auteur de l’article invoque autant Darwin que Proust !

Avec ce "Mickey", Lichtenstein a trouvé sa signature, sa singularité et en même temps, il trouve son mentor, le grand galeriste Leo Castelli qui le prend dans son écurie avant même de choisir Warhol. Ce "Mickey" lance le Pop Art et, pour Lichtenstein, l’idée de s’inspirer de dessins de comics représentatifs de son époque, et d’utiliser la trame de points utilisée alors dans les impressions de BD avec des points de couleurs primaires dont les appariements peuvent donner les nuances. L’utilisation des points sera sa marque de fabrique toute sa vie, sa signature, sa limite aussi. Le "point" veut dire pour lui, bien des choses : d’abord, la fabrication industrielle, la reproductibilité. Il les peint d’abord un à un, à la main, puis il utilise une grille métallique percée de trous et, bien vite, il confie à des assistants, la peinture des "points".

Mais le point est aussi une référence au pointillisme de Seurat et il annonçait la pixellisation des images télé et ordinateurs. Il a aussi une fonction décorative.

L’expo est chronologique, mais aussi thématique. On voit d’abord ses peintures typiquement Pop Art années 60, en noir et blanc, avec comme sujets, devenus dignes d’art, des objets de la vie courante, symboles de la société de consommation, du transistor à la poudre à lessiver. Ces objets ont pris la place, sur les tableaux, des dieux et des héros des peintres d’antan.

Sa période si célèbre, prolonge cette réflexion. De tout temps, la peinture a pris comme sujets la guerre et l’amour. Lichtenstein aussi le fait, mais en prenant des cases de comics qu’il agrandit énormément en retravaillant le sujet. On revoit à la Tate, ses plus célèbres toiles, comme "Drowning Girl", où une fille aux cheveux bleus, pleure, comme emportée par un vague digne de la grande vague d’Hokusai. Et "Whaam", où un avion (type Buck Danny) incarnant le bien dans l’imaginaire populaire américain pulvérise un ennemi (le mal).

Les illusions d’optique

Roy Lichtenstein aurait pu se contenter de poursuivre dans cette voie, mais très vite, il cherche, il étudie comment son "outil visuel" (les points) peut rendre un paysage comme un coucher de soleil ou des marines quasi monochromes. Surtout, il va se confronter à l’histoire de l’art, à ses maîtres et à ses grands thèmes, Lichtenstein répétait qu’une peinture n’existe que par l’héritage de l’histoire de la peinture. Il reprend des grands tableaux de Monet (les cathédrales de Rouen), de Picasso (les demoiselles d’Alger), Cézanne, Mondrian, Matisse (la danse). Peut-on saisir l’essentiel de ces œuvres avec comme seul outil des couleurs élémentaires et une trame de points ?

Le résultat est déroutant. Les Monet de Lichtenstein semblent vibrer comme les originaux. Et on voit que "le Mondrian" est tramé de points uniquement quand on s’en approche. Il se passionne aussi pour un thème millénaire de l’art : le miroir. Il étudie le reflet et ses illusions, flirte avec l’Op Art (l’art optique), et il peint des variations sur ce thème.

La Tate a pu réunir aussi ses énormes tableaux de studios d’artistes (encore un thème classique), y compris le sien où, dans une mise en abîme, il peint sur un mur le "Look Mickey" des débuts. A la fin de sa vie, il fait de grands nus féminins, des personnages de "comics" déshabillés. Peut-on rendre la chair, la sensualité, l’érotisme par une technique aussi froide et mécanique que la sienne, avec ses points ? On le sent, toujours cherchant, insatisfait. Parfois, il a comme un remords et revient à des "coups de pinceaux" dignes des expressionnistes.

L’expo se termine sur un ensemble surprenant. Lichtenstein était fasciné par la peinture classique chinoise et les paysages dans la brume. Peut-on rendre ça avec de points et des aplats ? Pour le faire, il doit ruser, utiliser jusqu’à quinze diamètres différents de points et supprimer les contours noirs.

Son système a donc ses limites et arrive au bout de ses possibilités. Il n’a pas fait école (Seurat non plus d’ailleurs).

"Lichtenstein : la rétrospective". A la Tate Modern jusqu’au 27 mai. Ensuite, au Centre Pompidou du 3 juillet au 4 novembre. A Londres, en 2h au départ de Bruxelles, avec l’Eurostar. Et sur présentation du billet Eurostar à la caisse de la Tate, on peut obtenir deux places pour le prix d’une.

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