Energie folle et sensuelle
Si Evelin expérimente avec les corps, "L'Encyclopédie de la parole" le fait avec les voix. Tableaux de groupe, encore, avec "Cineastas" et "Crackz".
Publié le 21-05-2013 à 04h30 - Mis à jour le 21-05-2013 à 11h07
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Le Kunstenfestivadesarts est un moment rare où découvrir des expériences singulières. Prenez le passionnant nouveau spectacle/performance du Brésilien installé aux Pays-Bas, Marcelo Evelin. Il se donne encore six fois, aux Halles de Schaerbeek jusqu’au 25 mai, vous n’en reviendrez pas indemne.
Les spectateurs sont placés au centre d’une sorte de ring plongé dans une demi-pénombre. Ils sont debout durant une heure, libres de circuler tandis que les sept danseurs, noirs ou peints en noir, hommes et femmes complètement nus, bougent d’un côté à l’autre, jusqu’à risquer de bousculer les spectateurs. Ils forment une danse rituelle, un moment chamanique dans la nuit dont nous serions les voyeurs. Au début, ils sont serrés les uns contre les autres, en grappe humaine et avancent en sautillant, puis en courant. Plus tard, ils s’étalent en un tas, dont sortent leurs seules respirations. Chaque fois, les spectateurs doivent bouger pour éviter le contact que les danseurs semblent chercher.
Le groupe à terre se livre alors à un bouleversant moment où les corps enlacés ne sont plus qu’un grand corps dont les jambes et les bras sortent tour à tour, un corps rampant, se retournant, comme une hydre magnifique et sensuelle. On est le spectateur penché sur eux, admirant ce groupe beau comme des sculptures classiques telles que Laocoon ou issues des mains de Carpeaux ou Jef Lambeaux dans son pavillon des passions humaines, mais aussi noirs comme les peintures noires de Goya ou dramatiques comme les corps amoncelés des fosses communes.
Puis, ils reviennent debout en des gestes de grande tendresse, ou dans des sarabandes et des combats. Quand ils se séparent, chacun s’avance seul vers les spectateurs cherchant à croiser et tenir le regard de ceux qui le veulent. C’est une expérience forte de fixer ainsi le visage de l’Autre et son regard brillant dans l’obscurité, après avoir vu ces corps sans visages, si près, si prenants.
L’Encyclopédie de la parole
Si Evelin expérimente avec les corps, L’Encyclopédie de la parole le fait avec les voix. S’il existe un langage purement corporel, y a-t-il un verbe sans langage, une musique de signifiants purs détachés du signifié ? Le spectacle se donnait à l’Amerikaans Theater au Heysel, ex-pavillon américain de l’Expo 58. Ce groupe français a archivé des dizaines de moments de paroles très variés, venus des quatre coins du monde : Occupy Wall Street, horloge parlante, film de DeNiro, alphabet hébreu, extrait des Simpsons, prêche d’évangéliste, recette du bouillon, etc. Détachés de leurs contextes, ces extraits deviennent des fragments musicaux mélangés pour un concert joué devant nous. Ils sont 24 sur scène dans ce chœur singulier, capables de jouer (de dire) dans toutes les langues avec toutes les émotions. L’idée, très intéressante, a cependant ses limites. Elle s’épuise un peu. Et, pour nous en tout cas, elle marche mieux quand on comprend la langue et le contexte, car alors se crée un décalage drôle et surprenant entre signifié et signifiant comme chez Marthaler. Quand les mots sont de purs signes musicaux, on est dans un concert expérimental.
Short cuts
En 2006, on découvrait à Bruxelles l’Argentin Mariano Pensotti avec "La Marea", multitude de micro-spectacles implantés au gré des trottoirs et autres vitrines de la rue de Flandre. Une polyphonie, déjà. "El Pasado es un animal grotesco", en 2010, déployait sur le mode "short cuts" dix ans de la vie de quatre personnages évidemment marqués par le contexte économique, politique, social de leur pays, dans un décor en rotation. Un montage cinématographique, déjà - et quelque chose d’un roman à tiroirs. L’année suivante Pensotti revenait avec "Sometimes I think I can see you", roman-photo vivant s’écrivant dans le métro.
C’est donc un vrai habitué du Kunstenfestivaldesarts qu’on a retrouvé, aux Tanneurs, avec "Cineastas". Le décor superpose deux plateaux. Cinq acteurs sans répit circulent entre ces étages, les rôles, les registres. Et l’Histoire vient s’immiscer dans les histoires qu’ils racontent - ou tentent de raconter, car ils sont cinéastes. Par moments vertigineuse, la juxtaposition constante des récits, auxquels, souvent, s’ajoute une voix off, donne une sorte de millefeuille qui, au-delà de l’aspect extrêmement bavard du spectacle, se révèle touchant par bien des aspects : dans l’en deçà, le non-dit, le sous-texte. Là où le texte lui-même, profus au risque d’égarer le spectateur, fourmille de détails, de métaphores, de morceaux de vie et de ville, la belle et gigantesque Buenos Aires. Réalité et fiction, durée et instant, intériorité et postérité, création et référence se bousculent et se répondent dans la jolie boîte - un peu hermétique : bel objet qu’on regarde de loin - de "Cineastas", plus classique en fin de compte que ce que sa forme composite ne laissait supposer. Avec les épatants Horacio Acosta, Elisa Carricajo, Valeria Lois, Javier Lorenzo, Marcelo Subiotto. La création ensuite voyagera dans les grands festivals européens.
Même parcours - création à Bruxelles et imposante tournée en Europe - pour Bruno Beltrão (cf. LLB du 16/5) qui, également habitué du KFDA, lui a donné la primeur de "Crackz". Basés à Niterói, ville de la grande banlieue de Rio de Janeiro, le jeune chorégraphe brésilien et son Grupo de Rua développent un langage scénique au confluent du breakdance et de la danse contemporaine, sans oublier de sensibles accents de capoeira. Les quinze interprètes ont ici fouillé le Web pour y débusquer des mouvements - pas forcément chorégraphiés - à digérer ensuite.
Sur l’immense plateau de la grande salle du National, mis à nu, seule la lumière va structurer l’espace, d’une manière magnifique et subtile, jouant des pénombres et contre-jours, osant se faire rasante, cachant et révélant. C’est pourtant la noirceur qui domine dans le premier mouvement, tableau de groupe énergique mais brouillon, au-delà duquel il nous faudra passer pour recevoir de plein fouet la fougue presque animale - et pourtant très urbaine - qui compose l’essentiel de "Crackz". Dans ce titre se lisent toutes les failles et fractures : architecturales, morales, économiques, numériques, sociales Avec cette nouvelle pièce brève et sous-titrée "Dança morta", Beltrão secoue, à sa façon intensément physique et étrangement poétique, la danse établie. Jouant de la distance (la scène est si grande), il l’abolit pour terminer tout comme, sans les gommer, il fait sauter les catégories.
Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles, jusqu’au 25 mai. Infos & rés. : 070.222.199, www.kfda.be