L'exposition qui bouleversa tout l'art
L’expo dont on parle le plus à Venise, aujourd’hui, est celle organisée par la "Fondazione Prada", dans son beau palais, qui a reconstitué à l’identique l’exposition la plus mythique de ces dernières décennies.
Publié le 04-06-2013 à 04h30 - Mis à jour le 17-06-2013 à 01h22
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Paradoxal ! L’expo dont on parle le plus à Venise, aujourd’hui, est celle organisée par la "Fondazione Prada", dans son beau palais, qui a reconstitué à l’identique l’exposition la plus mythique de ces dernières décennies : "Quand les attitudes deviennent forme" ("When Attitudes Become Form") montée par Harald Szeemann (1933-2005) à la "Kunsthalle" de Berne en 1969.
Pour comprendre cet effet, il faut rappeler ce moment fort de l’art contemporain, qui marqua aussi une nouvelle césure entre les artistes et le grand public.
Harald Szeemann était un visionnaire, anarchiste, un des plus grands commissaires d’expo de ces 40 dernières années. Il fut encore celui de la "Belgique visionnaire", au Bozar, en 2005.
Ce Suisse, né en 1933, dirigeait alors la "Kunsthalle" de Berne depuis 1961. En 1969, il avait bien senti que le monde basculait, il percevait les échos de l’Ouest américain (les hippies, la contestation, la drogue, le rock). "L’idée de mon expo, expliquait-il, est née par hasard. Je rendais visite à un artiste et je me suis trompé de porte et je l’ai vu arroser des herbes sur une table. J’ai vu une ‘attitude’ qui devenait forme".
En 1969, une génération nouvelle d’artistes émergeait, qui refusait l’expressionnisme abstrait, le cinétisme technologique, le "Pop Art" exaltant la civilisation de la consommation. Ces artistes allaient "inventer" l’art conceptuel, l’"Arte povera", le "Land Art". Tous ces grands noms futurs avaient été repérés par Szeemann et montrés pour la première fois à cette expo de Berne.
Finie la trilogie atelier-galerie-musée. Ici, primait l’attitude de l’artiste qui vient faire son œuvre sur place. Un film projeté à Venise montre Joseph Beuys remplissant les coins d’une salle avec de la margarine, tout en chantonnant, "Ja-Nee". Plus loin, Lawrence Weiner - et son énorme barbe - enlèvait un mètre carré de plâtre d’un mur avec un petit marteau, c’était son œuvre. Barry Flanagan a déposé une corde qui reliait deux salles. On voit des tas de poussières, un peu de plastique, un téléphone en bakélite sur le sol, avec un panonceau : "Si le téléphone sonne, prenez-le, c’est Walter De Maria qui vous appelle". Sol LeWitt a peint un mur, Mario Merz a fait un igloo de verre avec du mastic et Carl Andre a "pavé" une salle de plaques métalliques.
A revoir, sur des films d’archives, ces artistes à l’œuvre, on est surpris de leur joyeuse anarchie, de leur envie de faire des choses, loin du marché et du concept habituel de l’œuvre d’art, et que chacun interprétera comme il le veut. Szeemann y voyait un retour au geste direct de Pollock, à la performance d’Yves Klein, à la simplicité de l’objet de Duchamp.
Harald Szeemann avait rassemblé 69 artistes dont de nombreux sont devenus très célèbres. On pourra d’ailleurs redécouvrir cette époque et ces noms dans la fantastique collection Herbert à Gand, qui ouvrira enfin ses portes au public (sur rendez-vous) à partir du 22 juin. Un événement majeur de cet été pour une des plus belles collections du genre au monde.
Mais c’est peu dire que cette expo suscita autant le scandale que l’intérêt. La population bernoise, excitée par une partie de la presse, se déchaîna. Elle ne comprenait pas cet art sans plus de référence. On s’en prenait ainsi à l’œuvre de Michael Heizer qui avait détruit un bout de trottoir devant la "Kunsthalle". En réaction, des habitants déversèrent du fumier devant la "Kunsthalle".
Harald Szeemann fut contraint de partir malgré le retentissement exceptionnel de son expo dans les milieux artistiques. Il s’en réjouissait, devenant le premier commissaire indépendant dans son "Agence pour le travail intellectuel à la demande" (il fut deux fois commissaire à la Biennale de Venise, une fois de la "Documenta" de Kassel).
En montrant que ce qui prime, ce qui fait forme, est l’idée ou l’attitude de l’artiste et non plus l’objet, cette expo remettait en cause, dans l’esprit de la contre-culture de l’époque, l’idée même de musée et de galerie. L’art se faisait sur place et la paternité d’une œuvre devenait une convention. Chacun était libre d’en penser ce qu’il voulait, puisque l’art était justement la manière de s’interroger sur l’art. Une expo ne montre plus des chefs-d'œuvre mais des idées immatérielles, des intentions.
Cette expo a été reconstituée à l’identique à Venise, par le critique Germano Celant avec l’architecte Rem Koolhaas et les artistes de l’époque ou leurs ayants droit. Les visiteurs n’hésitaient pas ce week-end à faire trois heures de file pour s’étonner de découvrir de petites salles envahies d’objets comme disposés au hasard, comme dans une maison en construction : des bacs de peinture, de la mousse, un tas de sable, un grillage. Une expo comme un coup de poing dans une Biennale où tout, au contraire, devient œuvre d’art et où la forme devient attitude. Et le plus paradoxal est que ce soit une firme de mode, de la jet-set, qui organise ce formidable remake anarchiste.
"When Attitudes Become Form", Fondazione Prada, jusqu’au 3 novembre, fermé le mardi. Ca’ Corner della Regina.