Géricault, la cruauté du quotidien
A Gand, Géricault, grand romantique évalué par la force de ses engagements.
Publié le 10-03-2014 à 17h57 - Mis à jour le 17-03-2014 à 12h48
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Théodore Géricault (1791-1824) fut un très grand peintre ! Un homme qu’un don inné pour la couleur, la composition, les sujets brûlants, guida à l’avant-garde de courants picturaux révolutionnaires. Il eut pourtant la vie brève, mourut à 33 ans après une longue agonie. Des portraits de l’homme malade par ses contemporains indiquent à quel point il fut meurtri dans sa chair. Les artistes qui meurent jeunes bénéficieraient-ils d’un supplément d’aura conforté par la puissance d’un art à bride abattue ? Songeons à Van Gogh, à Wouters chez nous, à Schiele, tous disparus avant 40 ans. Auraient-ils, vivant plus vieux, commis une œuvre aussi dense, aussi ramassée et poignante que la leur, consommée parfois en moins de dix ans ?
On connaît maints auteurs de chefs-d’œuvre, soudain déboussolés par une vie trop longue ou trop saluée. Géricault ne se posa pas ces questions. Politiquement engagé, il n’eut cure des frilosités, batailla contre l’hégémonie coloniale française, prit fait et cause pour les aliénés, fut un défenseur des exclus, un protecteur de la gent animale. Et il peignit cela avec une élégance accusée par une palette à couteaux tirés avec les académismes.
Le Radeau de la Méduse
La pièce maîtresse de Géricault, le monumental "Radeau de la Méduse" peint en 1819 et propriété du Louvre, n’a pu faire le voyage de Gand. Une copie d’époque, venue d’Amiens, trône heureusement dans l’hémicycle aux colonnades grecques du Musée des Beaux-Arts, que dirige désormais Catherine De Zegher. Elle est aussi le point de départ d’un parcours qui, de salle en salle, témoigne avec bonheur du souci de Géricault de s’associer aux idées nouvelles.
Des études de Géricault pour son "Radeau" sont de la partie. Ce qui rend bien moins criante l’absence du tableau pilote. Subtile évocation d’un fait d’histoire, le récit du naufrage de la frégate La Méduse est à lire le long des murs d’enceinte de la salle d’accueil. Navire d’un corps expéditionnaire français vers le Sénégal, la frégate coula au large de la Mauritanie en 1916. Bien plus qu’un tableau de genre et d’histoire, "Le Radeau" était, à l’époque, une peinture de combat à l’encontre d’un potentat. L’étude des gueules des naufragés en dit long. Le plus convaincant dans cette exposition qui ravit et nous en apprend, c’est la manière utile et habile dont la figure même de l’artiste sort grandie des confrontations avec ses pairs d’abord, avec les interférences de la science, d’autre part.
La peinture d’histoire au défi
Peintre éclairé de la première moitié du XIXe siècle, initiateur du Romantisme et Delacroix en aura retenu les leçons, Théodore Géricault mit la peinture d’histoire au défi d’un renouvellement d’attitude : il s’inspira du quotidien, de ses faits divers. Excellant autant dans le dessin et la lithographie, il fut, à l’instar d’un Daumier, le rapporteur de vies modestes, notamment visitées dans les rues de Londres.
Il s’escrima, par ailleurs, à témoigner des misères humaines non pas en parodiant les vies déclassées mais surtout en scrutant l’âme des indigents, des possédés, des gens de peu. Une salle importante explicite idéalement la réforme psychiatrique initiée, à l’époque, par le docteur Philippe Pinel et, à sa suite, Etienne-Jean Georget. Ici, trois portraits peints par Géricault attisent le regard : "Le kleptomane (ou Le fou assassin)", "Le monomane de l’envie (ou la hyène de la Salpêtrière)", "Le monomane du vol d’enfant", trois œuvres de 1819-20. Il faut les regarder de près, en scruter visages et regards, voir avec quelle grâce le peintre a joué des contrastes entre les couleurs. Trois grands morceaux de peinture.
Autour de Géricault
A travers la succession des salles et le dosage entre les tableaux et dessins de Géricault, les dessins et peintures de ses contemporains, les théories d’époque sur les émotions humaines, on voit bien combien Géricault fut à l’écoute des autres. Des caricatures d’Hogarth, de Louis-Léonce Boilly, d’Adolph Menzel confortent le propos. On voit aussi combien Géricault se passionna pour les traités de médecine, y alla lui-même d’études sur les corps dépecés.
Trois tableaux de "Fragments anatomiques" ne passent pas inaperçus. Voilà des natures mortes bien peu orthodoxes ! Il combinait un souci humanitaire et une curiosité scientifique aiguë. Il assista de ce fait à des exécutions par guillotine. Une "Scène de pendaison", crayon et lavis de 1820, de Géricault est disposée à côté d’une "Tête coupée", une huile sur papier de Wiertz, peinte en 1853. La lutte humaine ; outre un amour évident pour la gent animale et, plus particulièrement, pour le cheval, Géricault s’appesantit sur la lutte du paria pour sa survie et qui scrute les personnages du Radeau s’en rend compte aisément. Il a aussi dessiné des boxeurs en plein combat. Il a dessiné une paralytique autant qu’un joueur de cornemuse. Evoquant les désastres de la guerre, il ne fut pas sans affinités avec Goya.
Outre le film "Mazeppa", de Bartabas, sur Géricault à voir en bout de course, ne pas négliger, à l’entrée, la vaste installation de bateaux en tous genres initiée par les artistes cubains Alfredo et Isabel Aquilizan avec des enfants d’immigrés politiques, syriens notamment. C’est très émouvant.
MSK - Museum voor Schone Kunsten, Gand. Jusqu’au 25 mai, du mardi au dimanche, de 10 à 18h. Catalogue anglais et néerlandais, 225 pages en couleurs, Hirmer Verlag, 39 euros. Infos : 09.269.87.50