L’incendie de Louvain, "crime contre la civilisation"
Qu’est-ce qui pousse les armées à s’en prendre à la culture ? Pourquoi, sans aucune raison militaire, brûler des bibliothèques, abattre des statues ? Ce fut vrai de tout temps.
Publié le 19-03-2014 à 00h00 - Mis à jour le 20-03-2014 à 10h35
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Qu’est-ce qui pousse les armées à s’en prendre à la culture ? Pourquoi, sans aucune raison militaire, brûler des bibliothèques, abattre des statues ? Ce fut vrai de tout temps. Ces dernières années, les talibans ont fait sauter les bouddhas de Bamiyan, les djihadistes ont détruit des mosquées séculaires à Tombouctou, les Serbes ont brûlé la bibliothèque de Sarajevo, on tire en Syrie sur le Krak des chevaliers.
Une large exposition, aussi historique et réflexive qu’artistique, s’ouvre sur ce thème à Louvain, au musée M. L’occasion en est le centième anniversaire de l’incendie de la bibliothèque de Louvain par les Allemands. Un événement qui frappa d’emblée l’opinion mondiale plus encore que les exemples ci-dessus, et qui fut largement instrumentalisé par la propagande des deux camps. L’exposition étudie toutes les facettes de ces atrocités contre l’art et y ajoute une dizaine d’interventions passionnantes d’artistes actuels (lire ci-contre).
Les faits
Le 25 août 1914, Louvain est incendiée par les troupes allemandes en représailles, disent-elles, à de prétendues actions de francs-tireurs, et le feu fit rage pendant trois jours. Dans la bibliothèque universitaire, les étagères métalliques se tordent sous la chaleur. Le bilan est terrible : mille bâtiments détruits (on voit des photos comme celles des villes martyres de Syrie aujourd’hui), 248 morts. Pas moins de 300 000 ouvrages précieux brûlés, dont un exemplaire de l’atlas d’anatomie de Vésale offert par Charles Quint.
Si d’autres villes, comme Dinant, eurent davantage de victimes, ce fut le sort de Louvain qui frappa durablement le monde entier, symbole de ce qu’on appela la "furor teutonicus", la férocité des Teutons. Louis Tobback, le bourgmestre actuel, voit dans cet incendie de la bibliothèque un acte volontaire pour terroriser l’ennemi, le début d’une "guerre totale" dont on verra fleurir les noirs exemples en 1940-45 avec les Oradour ou le bombardement de Dresde.
Le saccage de Louvain fit le "buzz". Les reporters de guerre (puis le tourisme des ruines) furent vite sur place et les journaux américains en firent leur "une", écrivant que les Allemands avaient fait à Louvain davantage de dégâts que le tremblement de terre de 1906 en avait fait à San Francisco.
L’expo rappelle ces faits avec des photos d’époque, des tableaux, quantité de cartes postales de propagande à l’humour belliqueux. Kipling en parle dans un poème sur le "Hun à nos portes". Dans l’autre camp, les prix Nobel Planck et Röntgen se sentent obligés de défendre les troupes allemandes "qui ont dû sauver leurs vies". Peu après, le bombardement sur Reims et sa cathédrale fournira un second exemple de cet acharnement contre la culture.
Propagande
Pour la Belgique, l’incendie de la bibliothèque de Louvain (reconstruite ailleurs, sur la place du Peuple, devenue place Mgr Ladeuze en 1940) deviendra une icône. On voit ses flammes au centre de l’immense tapisserie inspirée d’un dessin de Floris Jespers, et réalisée pour une expo à New York, à la fin des années 30.
De tout temps, les artistes furent fascinés par ces images de villes en feu. Lacan disait que "toute peinture est la représentation d’une scène de bataille" (le psychanalyste Yves Depelsenaire vient d’y consacrer un livre intéressant, "L’Envers du décor" aux éditions Cécile Defaut).
Si, aujourd’hui, les images de la guerre ont envahi nos écrans et que les artistes choisissent d’en parler autrement (voir ci-contre), longtemps leurs tableaux de villes en flammes n’avaient rien à envier à nos films catastrophes. L’artiste a une fascination pour la destruction avec sa beauté. Si Mars, dieu de la guerre, détruit dans un tableau le groupe de Laocoon de l’Antiquité, Minerve protectrice des arts est aussi une guerrière. On voit de nombreux tableaux anciens sur ces thèmes. La destruction des villes mythiques de Sodome et Troie, celles de Jérusalem ou Constantinople. Dans de grandes images en Technicolor de John Martin, Simon de Vlieger ou d’autres. Ou, plus subtilement, avec les magnifiques dessins sur le bombardement de Bruxelles par le maréchal de Villeroy en 1695. Parmi ces tableaux, deux "perles" au moins : l’incendie de Sodome par Henri Blès et celui de Constantinople par Turner.
Romain Roland
L’expo expose "l’esthétique des ruines" chère à certains peintres qui en firent leur métier, comme l’Italien Panini et le Français Hubert Robert (1733-1808), surnommé "Robert des ruines". Pour bien apprécier une telle expo éloignée des blockbusters, il est utile de lire le livre du Fonds Mercator qui y est lié ou de suivre le parcours avec l’audioguide en français (compris dans le prix de l’entrée). On y aborde le thème tout aussi éternel de l’iconoclasme (chaque changement de régime ou de pouvoir religieux est suivi de la destruction des images et des statues), celui de la propagande et, enfin, le thème des pillages d’œuvres d’art.
Hitler et Goering ne furent pas les premiers à voler les pays conquis. Les empereurs romains, comme le montre une belle série de Gérard de Lairesse, paradaient à leur retour de combat avec des chariots remplis de leurs prises. Nos musées sont en partie riches de butins anciens. La destruction de l’art fait partie intégrante des horreurs de la guerre. En 1914, l’écrivain Romain Rolland se disait choqué par la façon dont la guerre impliquait un effondrement de la civilisation. Avec la torture, le massacre de masse et le viol des femmes, cette destruction gratuite des traces de civilisation fait partie des pires guerres "psychologiques".