Du récit de vie personnelle à l’histoire
Publié le 24-03-2014 à 21h45 - Mis à jour le 27-03-2014 à 08h18
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Durant longtemps, des années 1980 au début des années deux mille, Marianne Berenhaut a donné à l’ensemble de son œuvre le titre général de "Vie privée". Une façon pour elle d’insister sur la part vécue, sur la mémoire, sur le témoignage et sur l’investissement personnel. On ne se situe pas seulement dans l’esthétique. On plonge d’office dans l’émotionnel. Et d’une certaine manière dans le récit, même s’il ne s’immisce qu’en filigrane d’une œuvre à une autre. En présence de ses œuvres on ne peut non plus oublier la révélation qu’elle fait à André Dartevelle, en 2002, au moment de la réalisation du film qu’il lui consacre : "Je veux témoigner de l’assassinat de mes parents et de mon frère aîné à Auschwitz-Birkenau en 1942".
Energie vitale
Même si l’œuvre s’est encore épurée et adoucie depuis la dernière exposition, on ne peut évincer, en voyant les sculptures récentes, ces deux paramètres qui induisent une lecture particulière. De toute évidence, l’artiste (1934, vit à Bruxelles) a pris de la distance, mais le temps n’efface pas tout, ne lave pas tout, et l’humain reste imprégné de ce qui l’a marqué, de ce qui l’a touché à vif, au cœur. Il est remarquable de constater que Marianne Berenhaut met en action une esthétique de la réserve et de l’économie des moyens afin d’aller à contre-courant de la surenchère et de l’effet direct. Cette esthétique quasi minimaliste à base d’objets est une forme de pudeur extrême par laquelle elle laisse le visiteur accéder lentement, à son rythme et à sa guise, au centre névralgique de l’œuvre. Il règne autour de ces œuvres un silence recueilli tant dans leur réserve elles forcent malgré tout l’émotion. Et il y a de la gravité en chacune d’elle, ne serait-ce que l’évocation du destin humain. Il y a aussi beaucoup d’amour.
Pas de sensibilité à fleur de peau mais une profondeur qui touche à l’indicible. On sait pourquoi depuis 2002, même si on l’avait pressenti précédemment. Aujourd’hui cependant ce tragique croise de plus en plus souvent l’énergie de vie qui le supplante. C’est une image de victoire. Et d’autres notes s’infiltrent dans ces agencements sculpturaux d’objet. L’enfance est souvent évoquée, un tendre humour se manifeste çà et là, l’absence est paradoxalement omniprésente et un parti pris de beauté simple refuse la domination dramatique. Loin, loin de l’oubli, l’artiste semble réconciliée avec la vie.
Infiltrer l’histoire
Différentes conceptuellement et esthétiquement, cependant tout aussi polysémiques, les œuvres de Christian Israel (1961, vit à Bruxelles) rejoignent celles de Marianne Berenhaut par leur origine et par la part personnelle insérée. Elles s’en distinguent par l’imbrication dans l’histoire du peuple juif présente dès le titre conçu comme une ritournelle obsédante qui tourne sans cesse dans la tête : Warsawarsaw. Un mot sans fin. Le nom d’un lieu qui à lui seul plonge chacun au centre de l’horreur. L’artiste se sert fréquemment des mots, qu’il grave, qu’il retourne, qu’il inverse, pour fouiller leurs sens. Ils sont souvent des indications de références, de lieux, de personnages, de faits, par lesquelles se déclenchent des processus mémoriels et réflexifs. Sous une composition abstraite, sobre, rigoureuse par l’aspect géométrique, architecturale, indiquer "Lumumba killed" suffit à ce qu’un pan d’une histoire tragique défile dans l’esprit. Voire à ce que des images réapparaissent mentalement.
La plupart des œuvres, sont construites sur des bases numérologiques que l’artiste associe à sa vie (sa date de naissance, 1961), au corps humain, à des événements marquants, à des dates précises. Des références chiffrées qu’il inclut mais traduit aussi en formes ou en graphiques. "La démarche première est la manipulation des formes", écrit-il, "voir comment les formes se traduisent par une sorte d’abstraction culturelle […]". Il réalise notamment une suite de cinq œuvres graphiques avec photographies sur "5 conférences" qui ont marqué l’histoire entre 1943 et 1945, dont Yalta. Cinq, pour lui, c’est aussi "une allusion au physique, au corps et c’est la main !", dans un lien avec le judaïsme. De la sorte, ses œuvres sont à décoder sous divers angles mais toutes elles tracent comme une ligne du temps toujours en marche, comme une progression.