Une cité utopique au cœur de Paris
L'immense verrière du Grand Palais abrite, pour six semaines, "L'étrange cité" imaginée par les artistes Ilya et Emilia Kabakov. Un parcours rêvé, initiatique, qui veut nous abstraire de l'agitation du monde et nous faire retrouver les grandes aspirations de l'homme. Découverte.
Publié le 08-05-2014 à 17h20 - Mis à jour le 09-05-2014 à 07h37
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L’immense verrière du Grand Palais fut créée pour l’exposition universelle de 1900. Depuis quelques années, elle a retrouvé un lustre exceptionnel avec les projets "Monumenta". Les plus grands artistes internationaux se voient confier le défi de créer des œuvres pour occuper cet immense espace de 13 500 mètres carrés (près de deux terrains de football), sous la lumière éblouissante, avec 35 m de hauteur. Christian Boltanski et Daniel Buren ont déjà passé le test et surtout Anselm Kiefer, Richard Serra et Anish Kapoor qui ont laissé aux visiteurs des souvenirs d’une grande émotion.
L’an dernier, Monumenta fut suspendu pour raisons budgétaires mais voilà son retour. Cette fois, c’est le couple russe vivant aux Etats-Unis à Long Island, près de New York, Ilya et Emilia Kabakov qui ont été invités il y a quatre ans déjà, à concevoir cette mégainstallation visible jusqu’au 22 juin (pour un budget de 3 millions d’euros, payé en large partie par un mécène russe). Ilya Kabakov (lire ci-contre) et son épouse ont été quelque peu effrayés par l’espace, la lumière et par le mélange bruyant des publics attendus.
Fuir l’agitation
Leur but, disent-ils, est de fuir l’agitation du monde, de plonger les visiteurs dans un espace de méditation, de métaphysique, dans une vaste réflexion sensitive et esthétique sur le cosmos et les fins de l’homme. "Nous voulons permettre au visiteur de réfléchir à sa vie, à son âme, à ses buts, à la société qu’il désire. L’écarter du quotidien, de la frénésie de la consommation pour l’amener à penser. Nous lui demandons de ralentir sa course dans la vie réelle, de faire appel à ses émotions, à ses sens, à ses souvenirs, à errer dans un espace onirique issu de l’imaginaire collectif, à réfléchir sur l’art, la culture, la vie quotidienne, notre présent et notre futur."
Le flux des visiteurs sera filtré à l’entrée pour éviter les embouteillages. Les Kabakov avaient même demandé si on pouvait exiger de laisser les GSM et les appareils photo à l’entrée car ils perturbent trop. Mais ce fut refusé et ils demandent simplement aux visiteurs de rester discrets. Le visiteur est amené à parcourir une cité aux murs blancs avec sept bâtiments à visiter. Les "rues" sont déjà une méditation car elles sont vierges de tous signes et publicités.
Le parcours débute par leur grande "coupole" de verre aux couleurs changeantes posée sur le sol. Ce fut le décor du formidable "Saint François d’Assise" de Messiaen créé dans la grande Halle du Centenaire de Bochum en 2003, par Gérard Mortier, dans une scénographie des Kabakov. Mortier fit revenir cet opéra et la coupole à Madrid. Une œuvre en lien direct avec la verrière du Grand Palais mais aussi avec les églises orthodoxes russes.
On pénètre ensuite dans le "musée vide", comme une salle du Louvre vidée de ses œuvres. Bien assis sur des bancs confortables, on peut rêver devant les taches de lumière sur les murs rouges en écoutant "La Passacaille" de Bach.
L’énergie cosmique
L’esprit ainsi "nettoyé", on peut alors visiter le pavillon de "Manas", une ville utopique qui aurait existé jadis au nord du Tibet, avec huit montagnes si élevées qu’elles pouvaient atteindre le ciel, récupérer l’énergie cosmique et nous connecter à nouveau au jardin d’Eden. Une cité idéale comme l’homme n’a cessé d’en rêver, depuis celle de Thomas More jusqu’à celles du Corbusier et de Niemeyer. Comme dans les autres pavillons, il y a une grande maquette-sculpture-installation, entourée tout autour de sculptures, de dessins ou de peintures.
On reste dans l’histoire des utopies avec le pavillon du "Centre de l’énergie cosmique" qui évoque les thèses de Vernadski, un scientifique russe qui émit l’hypothèse que nous étions entourés d’une "noosphère", une coquille qui concentrerait tous les projets, pensées et idées des plus grands esprits de l’humanité.
Les Kabakov ont imaginé ce lieu à moitié enfoui sous terre, avec des antennes pointées vers le ciel et des observateurs, tous penchés à 60 degrés, l’angle, dit-on, de récupération optimale de l’énergie cosmique. Une installation et des dessins ne renvoyant pas à un bric-à-brac "new age", mais bien aux utopies soviétiques, de Tatline à Lissitzky, ou au suprématisme de Malevitch.
Dans le pavillon suivant, on montre comment rencontrer un ange et lui tendre les bras, avec une échelle immense montant jusqu’aux anges : "Personne ne sait quand, comment, ni quoi, sinon on serait enfermés dans des centres psychiatriques, mais chacun, un jour, a pu rencontrer un ange", dit Emilia Kabakov.
Les deux chapelles
Après être encore passé par le pavillon des "portails" (la porte vers les rêves), on termine par les "chapelles", la blanche et la sombre. Des lieux de méditation sur le destin humain et sur l’art comme la chapelle Rothko à Houston. La "chapelle blanche" montre 79 peintures enchâssées dans la blancheur des murs. Elles montrent le passé russe, des paysages, des souvenirs déjà "mangés" par le temps. Au-dessus de l’entrée, une grande tache comme l’enfer dans les églises catholiques.
La "chapelle sombre" est le point le plus réussi du parcours avec ses murs couverts d’immenses peintures sombres d’Ilya Kabakov, inspirées de l’atmosphère des églises baroques du XVIIe siècle.
Au total, un parcours étrange, minimal, très russe, un peu totalitaire aussi, sans monumentalité, spirituel. Il demande l’effort de s’abstraire du monde, de lâcher prise, d’oublier l’heure, de réfléchir à l’histoire des idées, de croire aux anges. Il faudra vérifier si le brouhaha des visites de masse permettra cet exercice.
Après votre visite, ne manquez pas (nous y reviendrons) le Palais de Tokyo avec deux "univers" très stimulants pour la pensée et l’esthétique, complémentaires et, par certains côtés, plus directement excitants que celui des Kabakov : le "délirant" parcours "à penser" de Thomas Hirschhorn avec 15 000 pneus et l’expo magique et superbement poétique de Sugimoto sur la fin du monde.
L'humain avant la politique
Ilya Kabakov est né en 1933 à Dnipropetrovsk (en Ukraine). Pendant la guerre, sa famille émigre en Ouzbékistan. Revenu à Moscou, il entre dans l’enseignement artistique et devient un artiste conceptuel important en URSS, reconnu par le régime comme par l’étranger. Il rencontre sa femme Emilia en 1987. Le couple quitte la Russie en 1989 et habite aujourd’hui à Long Island, aux Etats-Unis. Il fut classé par "Artnews" comme un des "dix plus grands artistes vivants" en 2000.
Emilia Kabakov évoquait mercredi l’utopie au cœur de leurs travaux qu’ils signent à deux ces dernières années : "Nous venons d’une société qui voulait changer le monde ou du moins changer l’homme, et amenant à la fois le paradis et l’enfer. L’enfer, heureusement, s’est depuis, effondré, mais le paradis aussi. Il n’y a plus de paradis sauf après la mort, promettent les religions. Tous les -ismes, du communisme au capitalisme, se sont terminés par des désastres. La dernière place pour l’utopie, pour la fantaisie, est alors l’art. Et notre installation permet de réfléchir à la vie et à la société, de tenter de reconnecter la terre et le ciel, de réfléchir à ce qu’est l’art."
Baroque
Ilya Kabakov a bâti une œuvre multiple, mêlant les supports et les techniques, créant des installations immersives, totales. Avec l’âge, raconte sa femme, il revient de plus en plus à la peinture. "Auparavant, chez lui, le concept était dominant et l’aspect visuel ne venait qu’au second plan. Aujourd’hui, il pense avoir fait le tour de la modernité et la partie esthétique prend le pas sur le concept qui glisse au second plan." Ilya Kabakov se dit maintenant davantage séduit par les églises baroques et c’est restituer leur atmosphère avec des moyens contemporains qui l’intéresse.
On aurait aimé les entendre sur la dangereuse utopie de la Grande Russie et sur l’Ukraine, mais s’ils furent jadis des témoins critiques du communisme et ont bâti le "bateau de la tolérance", "nous ne sommes pas des artistes politiques, souligne Emilia Kabakov, mais des artistes d’abord préoccupés par la condition humaine".
"L’étrange cité", les Kabakov au Grand Palais, dim, lun et mer de 10h à19h, jeu, ven et sam, de 10 à minuit, fermé le mardi www.grandpalais.fr, avec Thalys, Paris est à1h20 de Bruxelles, 25 trajets par jour.