L’art, pour réagir avant la fin du monde
Le monde va mal ? Vous voulez agir ? Y penser poétiquement ? Allez voir les deux expos excitantes du Palais de Tokyo à Paris. Un grand squat de pneus, des artistes et des penseurs vous aident à réfléchir et un immense artiste médite magnifiquement sur le suicide de l’humanité.
Publié le 11-05-2014 à 19h37 - Mis à jour le 11-05-2014 à 19h40
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Thomas Hirschhorn, Suisse habitant la France, avait fait près de Gand, au musée Dhondt-Daenens, une des plus mémorables expos de ces dernières années. Il avait rempli tout le musée d’une couche de dizaines de milliers de cannettes vides sur plus d’un mètre d’épaisseur : un paysage de décharge sur lequel on avançait chaussé de bottes.
Il recommence au Palais de Tokyo à Paris, pour "Flamme éternelle". Il a envahi 2 000 mètres carrés du rez-de-chaussée du centre d’art parisien, avec 16 000 pneus, formant des barricades, des collines et des murs. Au milieu, des vraies flammes comme des feux de camp autour desquels on peut s’asseoir, lire et discuter. Ce paysage "tout pneus, tout flammes ", sentant le caoutchouc, est plein de recoins où s’asseoir, de chaises et de fauteuils totalement recouverts de scotch, la marque de fabrique visuelle d’Hirschhorn. Des montagnes de frigolite sont aussi à la disposition des visiteurs pour être découpés, sculptés, griffonnés.
Cela donne au Palais un air de barricade de mai 68, de piquet de grèves sauvages, d’assemblée révolutionnaire sur la place Tahrir ou Maïdan.
Cet espace libre, gratuit par la volonté de l’artiste, bordélique à souhait, doit devenir, pour Hirschhorn, un lieu potentiel d’émergence de la pensée. Pour cela, rien d’imposé, pas d’horaires ni de programmes, ni d’œuvres, mais 200 penseurs, écrivains, artistes qui viendront jusqu’au 23 juin, pour lire leurs textes et dialoguer avec ceux qui sont là et qui le souhaitent. Thomas Hirschhorn, parfait francophone, est là chaque jour, de midi à minuit, pour accueillir les visiteurs.
On peut à sa guise puiser des livres de philosophie ou de politique dans la bibliothèque et les lire dans un fauteuil, ou s’affaler sur un divan et regarder des films culte sur des écrans. Un bar offre des bières pour un euro.
"Je ne veux pas d’avenir"
Quand nous sommes passés, une écrivaine d’origine africaine lisait son roman dans un coin, sous les pneus, et un philosophe lisait des réflexions sur le théâtre de Brecht. Parmi les invités, des noms très connus comme Jacques Rancière et Jean-Luc Nancy, mais nul ne dit quand ils viendront.
Pour stimuler la réflexion, des dizaines de banderoles sont placées au-dessus de la mer de pneus, d’un mur de béton à un autre, avec des slogans célèbres coupés en leur milieu, pour signifier que la fin est libre et laissée à l’imagination de ceux qui lisent la phrase : "L’espoir de liberté réclame…; Je ne veux pas d’avenir, je veux…; Le métissage n’est pas un désir mais une…; L’esclave de l’esclavage est celui qui…; Partageons les richesses, pas la…"
Les visiteurs se perdent un peu dans ce chaos et ce foutoir spectaculaire. Mais de ce chaos, parie Hirshhorn, peut naître une flamme neuve. C’est de l’informe que peut naître la manière de penser l’avenir d’un monde plus chaotique encore que son installation de pneus.
Hirschhorn qui veut affirmer " le magnétisme de la pensée", affiche d’entrée de jeu sa conviction : " Ce que nous - artistes, poètes, philosophes, écrivains - partageons, c’est la confrontation avec ce qui nous dépasse et ce que nous ne comprenons pas. Ce qui compte véritablement, c’est avoir une idée une pensée, un plan, une mission, quelque chose à brûler, à partager, c’est avoir du combustible, c’est créer du combustible. La Flamme éternelle."
Thomas Hirschhorn, Flamme éternelle Palais de Tokyo, jusqu’au 23 juin, avec Thalys, Paris est à 1h22 de Bruxelles, 25 trajets par jour.
Marchand de sel
Quittant la joyeuse anarchie de Thomas Hirschhorn, on débouche dans un tout autre univers, zen et minimaliste, avec la magnifique exposition d’Hiroshi Sugimoto. L’artiste japonais célèbre pour ses photographies noir et blanc de mers immobiles et de théâtres vides, est parti de la célèbre phrase de Camus qui ouvre "L’étranger" : "Aujourd’hui, maman est morte." Sugimoto reprend l’idée : "Aujourd’hui, le monde est mort. Ou peut-être hier, je ne sais pas." Il n’est pas étonnant que ce soit un Japonais, frappé par la catastrophe de Fukushima, qui médite sur la fin de notre humanité. Il a imaginé une trentaine de scénarios possibles de l’extinction de l’homme sur cette terre et crée, pour nous, une sorte de musée futur où on montrerait ce que fut l’homme avant sa folie autodestructrice. Une réflexion esthétique sur l’avenir de cette humanité incapable d’empêcher sa propre destruction au nom d’une croissance aveugle.
Le parcours semble d’abord continuer celui d’Hirschhorn. On reste dans les caves d’un Palais de Tokyo ressemblant à une friche, les murs sont en tôles ondulées. On est dans le dernier bunker d’un monde mort. Il faut lire les lettres laissées par Sugimoto et bien observer les œuvres montrées : ses photos sublimes de mers figées, ses objets de cristal parfaits (prisme, cinq états de la beauté), les objets anciens de sa propre collection (masques Nô, statues du XIIIe siècle d’un temple japonais, etc.).
Un astrophysicien, un apiculteur, un spécialiste des religions comparées, un homme politique, etc. ont consigné les traces de ce monde passé et racontent, chacun, leur fin du monde.
On découvre des fossiles millénaires, des vraies météorites, à côté d’un escalier ancien d’un temple shintoïste. A côté, des vestes d’apiculteurs, une momie habillée en robe de théâtre avec un masque, la tête dans un scaphandre de verre.
Les femmes ont pris le pouvoir
Ce parcours poétique et politique est rempli de références à Marcel Duchamp : le porte-bouteilles, une ancienne plaque émaillée en japonais disant "Marchand de sel" (anagramme possible de Marcel Duchamp). On le voit dans la salle consacrée à l’extinction de l’espèce, faute encore de relations sexuelles entre hommes et femmes. Sugimoto y a adapté la grande œuvre de Duchamp " Etant donné : 1° la chute d’eau; 2° le gaz d’éclairage…" , visible seulement au musée de Philadelphie et sur laquelle Duchamp travailla en secret durant vingt ans jusqu’à la mort.
Le spectateur ne voit qu’une vieille porte et un trou. A travers celui-ci, on distingue comme un diorama avec une femme nue jambes écartées, morte, dans un paysage avec une chute d’eau et portant un bec de gaz. Une installation qui, depuis cinquante ans, a entraîné des flots de commentaires. Sugimoto reprend le dispositif mais y place une poupée gonflable (notre photo). Son scénario explique que les femmes ont pris peu à peu tous les pouvoirs et que les hommes effrayés n’ont plus eu de désir pour les femmes, se repliant sur les poupées stériles et entraînant l’extinction de l’espèce.
Sur un brancard, un homme mort en kimono et ficelé, porte un masque à gaz. Sur un mur, des affiches de Marx. Un ara taxidermisé chante. Des traces d’ADN, des photos par Sugimoto de détritus traités comme des beautés sublimes. Le parcours se termine par un étroit couloir, débouchant sur une grande photo de mer immobile, comme si l’eau avait définitivement englouti notre terre.
Hiroshi Sugimoto, "Aujourd’hui, le monde est mort", au Palais de Tokyo, jusqu’au 7 septembre. Infos : www.palaisdetokyo.com
Avec Thalys, Paris est à 1h22 de Bruxelles.