Rodin-Mapplethorpe: l’obsession commune des corps, du sexe, de la beauté
Le Grand Palais à Paris rend hommage à Robert Mapplethorpe. Mais c’est surtout l’exposition au musée Rodin, confrontant le sculpteur et le photographe, qui fait l’événement. Même si un siècle les sépare, tout les rapproche.
Publié le 26-05-2014 à 17h33 - Mis à jour le 26-05-2014 à 20h24
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Robert Mapplethorpe (1946-1989) l’avait expliqué peu avant sa mort, à 42 ans, frappé par le sida : "Si j’étais né il y a cent ou deux cents ans, j’aurais sans doute été sculpteur, mais la photographie est une façon rapide de regarder, de créer une sculpture."
Plus encore que la grande rétrospective (250 œuvres) du photographe américain présentée au Grand Palais, c’est sa confrontation avec Rodin (1840-1917) qui confirme totalement cette affirmation : Mapplethorpe est un sculpteur classique.
Certes, Mapplethorpe est né cent ans après Rodin et il a fait fleurir son art dans le New York des seventies, comme l’a raconté si justement sa compagne de jeunesse, Patti Smith, dans son beau livre "Just kids" : "Nous étions comme deux enfants jouant ensemble, comme le frère et la sœur des enfants terribles de Cocteau", écrit-elle.
On retrouve, au Grand Palais, le Mapplethorpe d’alors, du Chelsea Hôtel, ce mythique "havre de paix pour de drôles d’individus". On revoit ses photos polaroïds, et celles magnifiques de l’androgyne chanteuse Patti Smith. On retrouve ses portraits de ses compagnons d’art de l’époque, depuis Warhol et Louise Bourgeois jusqu’aux vedettes de cinéma.
On revoit surtout ses célèbres images du monde gay d’alors, des corps nus soigneusement mis en scène en studio, ou celles "sulfureuses" des rituels sadomasochistes homosexuels. Pour Mapplethorpe, "SM" signifiait, disait-il, "sexe et magie" (ces images là sont rassemblées dans une petite salle interdite aux moins de 18 ans).
On comprend d’emblée comment il peut transformer des corps en sculptures antiques, en purs objets, dans des géométries parfaites, jouant sur le noir et le blanc. Faisant alterner la beauté d’une peau avec des photos de fleurs. Mapplethorpe crée un lien entre l’underground new-yorkais et la tradition des maîtres classiques, voire des sculptures chrétiennes.
Mais la succession de ses photographies lasse cependant vite. Par contre, l’art de Mapplethorpe trouve mieux sa force quand on le confronte avec celui de Rodin, comme on le voit au musée Rodin.
L’homme qui marche
Alors Rodin ? Rodin, bien sûr. Car, comme Rodin, ce que Mapplethorpe traque sans cesse à travers son objectif, c’est la forme parfaite, celle du corps de l’"esclave mourant" de Michel Ange : "Je vois les choses comme des sculptures, comme des formes qui occupent un espace", dit-il. Et si Mapplethorpe sculpte essentiellement, jusqu’à l’obsession, le corps masculin, sexe inclus, avec la lumière et ses photos, Rodin fait de même avec le corps féminin qu’il n’a cessé d’observer et de dessiner. Aux couples gays de l’un, correspondent les jeux saphiques de l’autre. Et si Mapplethorpe a aussi photographié le corps féminin (le corps sculptural de Lisa Lyon, première championne de bodybuilding féminin), Rodin a fait de même avec des corps masculins. Et tous les deux utilisent le drapé pour mieux faire ressortir le volume des chairs.
Le dialogue entre les deux montre les correspondances, mais aussi les oppositions : Mapplethorpe cherche une forme très classique, lisse et figée, "la perfection dans la forme, dans les traits, dans les sexes, dans les fleurs", dans des mises en scène frisant parfois le kitsch. Alors que Rodin, au contraire, essayait de rendre ses sculptures vivantes, en mouvement, en y laissant les traces de ses doigts, en montrant les accidents de la vie.
Le chou et le corps
Chez les deux, il y a du sacré dans le corps et le sexe. Leurs œuvres sont des autels dressés au désir obsessionnel. L’exposition au musée Rodin montre, rangées par thèmes, 50 sculptures de Rodin à côté de 105 photographies de Mapplethorpe. On est saisi : c’est identique ! Le corps nu de "Michael Reed" marchant la tête penchée (1987) est exactement celui de "L’homme qui marche", sculpté en 1899. Le torse de "L’Age d’airain drapé" de 1895 est exactement semblable au "White Gauze" de Mapplethorpe de 1984. Le corps nu couché sur un rocher de Lisa Lyon est comme "La chute d’Icare" de Rodin. Et "L’orchidée" de Mapplethorpe est un zoom sur le sexe offert de "La messagère des dieux" de Rodin. Quand Mapplethorpe photographie un humble chou, celui-ci a la forme d’un nu féminin sortant d’un pot par Rodin.
On pourrait continuer ainsi les exemples. Pourtant, rien n’indique que Mapplethorpe se soit intéressé à l’œuvre de Rodin. C’est leur démarche de départ qui est identique car elle puise dans les mêmes ressorts de l’homme et de l’art. Quand Rodin sculpte des mains "crispées", Mapplethorpe fait de même avec celles de la chorégraphe Lucinda Childs. Les deux artistes ont les mêmes obsessions, les mêmes aspirations, la même manière de faire rimer érotisme, damnation et sublime. Parfois, Mapplethorpe pousse encore plus loin le parallèle avec la sculpture quand il enduit le corps de Lysa Lyon de boue séchée et craquelée. Chez Rodin comme chez le photographe, c’est la lumière qui est essentielle. Le grain du papier comme la surface de la sculpture sont là pour la capter. La phrase de Rilke commentant une sculpture de Rodin peut s’appliquer tout autant aux photos de fragments de corps par Mapplethorpe : "Il en est de même des statues sans bras de Rodin, il ne leur manque rien de nécessaire. On est devant elles comme devant un tout, achevé, qui n’admet aucun complément."
A l’entrée de l’exposition au Grand Palais, on a placé ce magnifique autoportrait de Mapplethorpe pris peu avant sa mort. Celui qui avait la beauté parfaite du diable y apparaît vieilli par la maladie, tenant fermement en main une canne avec un pommeau en forme de crâne. Il regarde déjà la mort et veut s’affirmer comme grand Artiste, avec un "A" majuscule. Rodin, lui, privilégiait l’imperfection du modelé, l’inachevé. Pour le sculpteur, il n’y a pas d’art sans expression et pas d’expression sans émotion. La forme trop parfaite peut tuer l’émotion. Alors, curieusement, la beauté froide et intemporelle de Mapplethrope apparaît moins moderne que les plâtres de Rodin. Et c’est Rodin qui sort nettement gagnant de cette excitante confrontation.
Robert Mapplethorpe au Grand Palais jusqu’au 13 juillet et Rodin-Mapplethorpe au musée Rodin, jusqu’au 21septembre. Avec Thalys, Paris est à 1h20 de Bruxelles, 25 trajets par jour.