Liège "fête" l’Art dégénéré
En octobre, à Liège, importante expo sur l’art vu par Hitler et "La Vente de Lucerne".
Publié le 03-06-2014 à 18h09 - Mis à jour le 04-06-2014 à 13h41
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En octobre, à Liège, importante expo sur l’art vu par Hitler et "La Vente de Lucerne". C’est un thème passionnant et qui reste brûlant 75 ans après les faits, que Liège exposera cet automne dans la belle Cité Miroir qui a été récemment ouverte dans les anciens bains publics de La Sauvenière : quelles furent les relations des nazis avec l’Art moderne ? Le problème toujours pendant de la spoliation des biens juifs et le trésor fabuleux retrouvé chez Cornelius Gurlitt ont considérablement relancé cet intérêt.
Or, Liège a un chapitre important à raconter. En 1939, l’Allemagne nazie a organisé une vente aux enchères des tableaux d’"Art dégénéré" à Lucerne et la ville de Liège a eu le nez fin en y allant et y acquérant neuf tableaux exceptionnels qui font la gloire aujourd’hui des musées liégeois (lire notre encadré).
L’exposition "L’Art dégénéré selon Hitler" montrera une trentaine d’œuvres de cette vente, quand l’histoire de l’art rencontrait l’Histoire.
L’Art dégénéré ("Entartete Kunst") était le terme utilisé par le régime nazi avant même sa prise de pouvoir. Pour lui, il fallait privilégier un art racial pur, lié à la beauté classique. Dès leur prise de pouvoir, on ferma l’école du Bauhaus à Dessau et il y eut un fichage systématique, sous la direction du peintre officiel d’Hitler, Adolf Ziegler, dans les musées allemands pour confisquer 7 000 œuvres "dégénérées". Tous les grands noms du modernisme y étaient : de Van Gogh à Cézanne, de Picasso aux expressionnistes allemands (Dix, Beckmann, etc.).
Des centaines de dessins furent brûlées, beaucoup d’œuvres furent vendues à des marchands allemands (on en retrouve les traces parmi les 1 400 tableaux découverts chez Cornelius Gurlitt et qui furent achetés par son père, le galeriste Hildebrand Gurlitt, durant le régime nazi).
Nolde était pourtant nazi
Le 19 juillet 1937, Goebbels inaugurait à la "Haus der Kunst" à Munich une expo tristement célèbre sur l’"Entartete Kunst". Ironie de l’histoire, ce lieu est aujourd’hui dirigé par un très grand directeur d’origine africaine, spécialiste de l’art contemporain, Okwui Enwezor, commissaire de la prochaine Biennale de Venise. Hitler et Goebbels doivent se retourner dans leurs tombes. On y exposait 600 œuvres "dégénérées" à côté de dessins d’enfants et de réalisations de handicapés mentaux pour mieux, dans l’esprit nazi, dénigrer les Klee, Kandinsky, Ernst ou Nolde.
Hitler opposait à ça son peintre aryen et néo-classique, Adolf Ziegler. En quatre mois, cette exposition attira deux millions de visiteurs. Enorme ! Les artistes mis à l’index n’étaient, pour la plupart, pas juifs (seuls six artistes sur les 112 mis à l’index l’étaient). On jugeait sur leur seule production. Nolde était même membre du parti nazi (et le resta) et se vit quand même traité de "dégénéré". Otto Dix était pourtant un héros de l’Allemagne à la Première Guerre mondiale.
Problèmes
Le régime nazi organisa une vente publique de cet art le 29 juin 1939, à Lucerne, proposant 125 œuvres de 39 artistes (Ensor, Gauguin, Van Gogh, Braque, Chagall, etc.) à la galerie Theodor Fisher. Avec une belle duplicité, les nazis vantaient, pour cette vente, la qualité d’œuvres traitées pourtant à Munich de dégénérées. A Liège, Jules Bosmant flaira la bonne affaire et ce futur directeur du musée de Liège parvint à récolter cinq millions de francs de l’époque (3,3 millions d’euros actuels) et acheta neuf toiles exceptionnelles pour un total de 834 000 francs seulement. Utilisant le reste de la somme pour acheter d’autres tableaux à Paris.
La vente de Lucerne, explique Jean-Patrick Duchesne, commissaire de l’exposition, ne fut pas un succès pour les Allemands. Les acheteurs potentiels s’étaient mis d’accord pour ne pas surenchérir. Seuls 87 tableaux sur 125 furent vendus, En plus, sous l’estimation basse. Il n’y eut plus d’autres ventes de ce type.
La vente de Lucerne pose des questions. Certes, on ne vendit aucun tableau volé aux Juifs, et tous sont bien connus et venaient bien de musées allemands. Au lendemain de la guerre, un accord international a confirmé, au nom du nouvel Etat allemand, la légalité de cette vente. Mais n’a-t-on pas aidé à spolier des musées allemands qui étaient les plus beaux de l’époque ? Et cette vente servit à l’effort de guerre allemand ! J.-P. Duchesne estime qu’il y a bien question, même si les acheteurs liégeois étaient de très actifs antinazis. Et même si des artistes allemands avaient discrètement demandé qu’on achète leurs œuvres pour être mieux "protégés" en Allemagne grâce à ce "succès" commercial.
Le Picasso de Liège connut un ultime épisode qui fit scandale. Dans les années 80, l’échevin de Liège Hector Magotte pensa le vendre pour apurer une partie du déficit de la ville. La mesure fut heureusement rapportée.
Le Picasso, le Gauguin et le Chagall
Lucerne. Lors de la vente de Lucerne, Liège acheta neuf tableaux exceptionnels qui font la gloire du BAL (Beaux-Arts de Liège). Ce sont : Marc Chagall, "La Maison bleue"; James Ensor, "La Mort et les masques" ; Paul Gauguin, "Le Sorcier d’Hiva-Oa" ; Oskar Kokoschka, "Monte-Carlo" ; Marie Laurencin, "Portrait de jeune fille" ; Max Liebermann, "Le Cavalier sur la plage" ; Franz Marc, "Les Chevaux bleus" ; Jules Pascin, "Le Déjeuner"; Pablo Picasso, "La Famille Soler". Ce sont surtout les Picasso, Gauguin et Ensor qui sont mondialement connus. L’exposition à la Cité Miroir présentera une trentaine d’œuvres de cette vente (les autres venant de musées étrangers). Et l’expo évoquera de manière originale les œuvres qui ne seront pas à Liège. Autour de cette expo, du 17 octobre au 29 mars, il y aura de nombreuses activités autour du thème : conférences-rencontres, concerts, films.