L'urgence de réfléchir aux bases de l'architecture
La 14ème Biennale d'architecture de Venise, qui s'ouvre ce samedi, est marquée par la personnalité forte et exceptionnelle de Rem Koolhaas. Une Biennale sans stars "qui en jettent", mais où on s'intéresse aux fondamentaux de l'architecture.
Publié le 06-06-2014 à 18h26 - Mis à jour le 07-06-2014 à 15h50
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/KWIA4L445FDMLO6Y36M2VPLVL4.jpg)
La 14ème Biennale d'architecture de Venise, qui s'ouvre ce samedi, est marquée par la personnalité forte et exceptionnelle de Rem Koolhaas. Une Biennale sans stars "qui en jettent", mais où on s'intéresse aux fondamentaux de l'architecture. Un parcours réflexif passionnant, souvent amusant, où le pavillon belge impressionne très favorablement.
L'histoire de nos toilettes et pourquoi le balcon a disparu
D’emblée, Rem Koolhaas, le commissaire, avait annoncé la couleur : "Nous voulons jeter un regard neuf sur les fondements de l’architecture, utilisés par tous les architectes, de tout temps, et partout. Et voir si on peut ainsi découvrir quelque chose de neuf à propos de l’architecture."
Rem Koolhaas, né en 1944 à Rotterdam, est une icône de l’architecture contemporaine, prix Priktzer en 2000. Pour ses idées et ses livres ("Delirious New York", "S, M, L, XL") mais, surtout, pour ses bâtiments comme la maison Floirac à Bordeaux, la Casa da musica à Porto ou la tour CCTV de Pékin ouverte pour les Jeux olympiques, en forme de nœud gigantesque. Son bureau, OMA (Office for Metropolitan Architecture), créé en 1975, est une énorme structure de 280 personnes avec des antennes à Rotterdam, New York, Pékin et Hong Kong. Une architecture conçue comme une pratique qui change pour chaque projet, qui se réinvente chaque fois à partir d’une réflexion sur la complexité du contexte urbain où le bâtiment est placé. Un bureau qui ne revendique aucune appartenance à un mouvement ni à un style particulier. En 1998, il créait, à côté d’OMA, l’agence AMO qui se consacre à la recherche théorique sur l’architecture et l’urbanisme.
Ses conditions
Rem Koolhaas avait posé ses conditions pour Venise : placer la recherche au cœur de l’événement pour répondre à une certaine crise de l’architecture, commencer le travail très tôt en amont de la Biennale, et tenir celle-ci durant six mois, au lieu de trois, en ouvrant déjà début juin plutôt que début septembre comme d’habitude.
Koolhaas a aussi imposé ses idées comme le voient d’emblée les visiteurs. Il a demandé aux 64 pavillons nationaux (dont dix nouveaux venus parmi lesquels la Côte-d’Ivoire) de travailler comme dans une installation collective, autour du même thème : comment la "modernité" entre 1914 et 2014 (1914 étant pour lui, avec la guerre mondiale, le début de la globalisation de la modernité), a peu à peu englobé toute l’architecture produisant une esthétique mondialisée et standardisée. Une tour de Londres ressemblant à celles de Séoul ou São Paulo. En plus de s’interroger sur les fondamentaux de l’architecture, il veut étudier comment s’est faite cette globalisation de la modernité et comment ce concept a envahi le monde.
Chaque pays était alors invité à montrer de quelle façon les identités architecturales ou les singularités locales ont été "absorbées par la modernité", au profit d’un langage commun. Le pavillon belge (lire ci-contre) est exemplaire de cette démarche.
Plafond et cinéma
Dans les Giardini, son expo "Elements of architecture" est très excitante, comme une "Wunderkammer". Il a fait analyser, par nombre de spécialistes, l’évolution d’une quinzaine d’éléments de base pour mieux comprendre ce qu’on utilise aujourd’hui et il le montre de manière "ludique" : l’escalier (magnifique collection de dessins), la rampe, la porte, la façade, le corridor, le balcon, l’ascenseur… Pour la toilette, il présente une toilette romaine vieille de 1 800 ans, à côté d’un modèle victorien et du dernier modèle, sans eau.
Il montre l’interaction de ces éléments avec l’Histoire et réciproquement : le balcon fut, par exemple, le lieu des harangues révolutionnaires et de présentation des nouveaux rois. Que signifie alors que le balcon n’existe plus dans les bâtiments actuels ?
A l’entrée de l’expo, un film de 30 minutes montre des extraits de films connus où ces éléments architecturaux jouent un grand rôle. Plus loin, Peter Greenaway a filmé 26 personnes parlant de leur salle de bains. Un scientifique a étudié l’évolution du corridor qui a disparu des bâtiments actuels qui se veulent "transparents", mais le mot corridor reste omniprésent de manière métaphorique (corridor aérien, etc.). Le plafond aussi est significatif. Il fut longtemps un espace peint à la gloire des puissants. Il est aujourd’hui bas, neutre, blanc, mais rempli des circuits connectés du bâtiment.
Une seconde exposition menée par Koolhaas se tient à l’Arsenal, qui évoque l’exemple italien pour parler de l’évolution de la modernité et de l’histoire des enseignements radicaux de l’architecture. Il y a ajouté de manière très pertinente des performances de danse et de cinéma.
Comment les habitants "arrangent" leur maison
Après concours, un jury a choisi le projet de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour occuper, cette année, le pavillon belge à Venise. "Intérieurs. Notes et figures", "pratiques habitantes des espaces construits" a été imaginé par un groupe de jeunes trentenaires, d’expériences et de formations diverses : Bernard Dubois, Sarah Levy, Sébastien Martinez Barat et Judith Wielander.
Leur projet fut d’observer finement comment a évolué l’architecture en Belgique, durant ce siècle, et comment elle a été investie par les habitants (surtout dans le logement). Si Rem Koolhaas proposait d’étudier comment la modernité a absorbé le monde, eux ont inversé la proposition en étudiant comment les habitants ont absorbé la modernité, en la transformant, en la "customisant" (avec, par exemple, l’éclosion des magasins de bricolage), en modifiant l’architecture par l’aménagement intérieur, créant une architecture vernaculaire, faite de couches successives au gré des habitants d’une même maison.
Comme l’exposition du groupe Rotor il y a quatre ans, pour la Biennale, le projet est original, clair et est présenté de manière très réussie dans le pavillon belge. De l’avis général, celui-ci est un des plus réussis cette année.
Le faux canapé rouge
Il y a d’abord le catalogue offert à tous. Un répertoire de toutes ces maisons photographiées sur l’ensemble du territoire belge et qui sont comme des palimpsestes des goûts des habitants (des milliers de photos prises pendant cinq mois par le même photographe : Maxime Delvaux). Chaque photo est assortie d’un court commentaire architectural : comment les habitants ont changé leur architecture. On voit, par exemple, un logement avec des matelas à terre recouverts d’une couverture rouge, le mur et le radiateur autour étant peints dans le même rouge. Le tout formant un vrai faux canapé rouge adapté exactement aux dimensions de la pièce. Dans un autre cas, une "chambre" a été faite dans une cuisine et on voit des fauteuils devant l’évier.
Le pavillon est occupé de manière très subtile et pure. Tout est blanc et lumineux. Ils se sont réapproprié l’espace comme les Belges l’ont fait dans leurs appartements : resserrement de l’entrée, ouverture vers un débarras en général fermé avec même une petite porte permettant de sortir de la Biennale ! Ils y ont représenté de manière quasi abstraite, mais non sans humour, ces appropriations de l’architecture. On voit comment les objets présentés renvoient aux typologies du catalogue. Au milieu du pavillon, un grand carrelage posé un peu de travers a des joints de deux couleurs. Des morceaux de la banalité du quotidien mais transfigurés.
Un travail qui témoigne qu’une architecture n’existe pas sans son histoire et ses transformations au cours du temps.
Ces jeunes architectes sont résolument contemporains, avec une architecture contemporaine, mais ils savent comment il faut tenir compte de cette composante d’usage. "Ils explorent une attitude belge qu’ils espèrent émancipatrice pour leurs pratiques de jeunes architectes" , disait, vendredi, la ministre Fadila Laanan en inaugurant le pavillon.
Si identité il y a, ils la voient dans l’omniprésence de maisons quatre façades. Même si, aujourd’hui, les intérieurs se mondialisent aussi avec Ikea, les gens rajoutent leurs touches : " Il y a toujours une tension entre le local et le le global, et un espace aussi de tension en permanence entre la modernité et son accaparement par les habitants."
G.Dt
Biennale de Venise, du 7 juin au 14 novembre, www.labiennale.org