Les émotions sont éternelles
A Lessines, à l’hôpital Notre-Dame à la rose, un mariage très réussi entre l’art actuel et un lieu vraiment magique. Des vidéos et œuvres contemporaines très fortes entrent en résonance avec des siècles de vies religieuses et charitables.
Publié le 21-06-2014 à 00h00 - Mis à jour le 22-06-2014 à 09h12
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A Lessines, à l’hôpital Notre-Dame à la rose, un mariage très réussi entre l’art actuel et un lieu vraiment magique. Des vidéos et œuvres contemporaines très fortes entrent en résonance avec des siècles de vies religieuses et charitables.
Pour la troisième fois, le centre d’art BPS 22 de Charleroi installe une vingtaine d’œuvres contemporaines dans le merveilleux hôpital Notre-Dame à la rose à Lessines. Et ce mariage du contemporain et du patrimoine marche à merveille. L’art contemporain, comme l’ancien, parle des émotions universelles. C’est, à nouveau, une occasion en or de découvrir ce vrai bijou trop méconnu.
Il y a 35 ans, les deux dernières religieuses de l’hôpital Notre-Dame à la rose de Lessines quittaient les lieux et le vieil hospice public, laissé à l’abandon depuis la guerre, fermait définitivement ses portes, 740 ans après avoir été créé. On parlait alors d’un "chancre moyenâgeux" et on envisageait de tout raser pour en faire un parking. Mais un groupe d’amoureux du lieu, animé par l’actuel conservateur Raphaël Debruyn, entama une lutte épique qui se voit aujourd’hui couronnée de succès.
Le site hospitalier resté dans "son jus" mais parfaitement rénové est impressionnant et très complet : un jardin médicinal et potager, ancien cimetière bordé par la salle des malades et la chapelle; et un autre ensemble de bâtiments avec l’infirmerie, la salle des étrangers, le cabinet de la prieure, les appartements ecclésiastiques entourant le cloître. Une grande ferme carrée et une glacière souterraine où on conservait la glace coupée en hiver, complètent ce dispositif unique qui devait permettre pendant plus de sept siècles, de faire vivre en autarcie une communauté religieuse et un hôpital public.
L’hôpital Notre-Dame à la rose est l’équivalent hennuyer de l’hospice de Beaune. On y rencontre la grande Histoire comme la petite histoire.
Clystères et ventouses
On y admire autant l’architecture ancienne, un cloître du seizième, un riche mobilier, des parquets patinés, une foule d’objets religieux et des œuvres d’art qu’un vaste matériel médical historique étonnant. Comme une collection de clystères (y compris des auto-clystères à s’administrer soi-même), des ventouses, des bols à sangsues, des trousses de médecin de campagne avec des scies pour les amputations, des trousses de trépanation, des bocaux pour le crachat des tuberculeux et même, une collection d’yeux en verre pour les ouvriers des carrières qui perdaient la vue à cause des éclats du porphyre.
Tout y a été conservé pendant des siècles : des bancs-coffres comme des crédences du Moyen Age et plus de 2000 livres anciens dont une cinquantaine viennent des ateliers de Plantin Mauretius.
Le Christ androgyne
Dans ce cadre, l’art contemporain, très bien choisi par Nancy Casielles du BPS 22, trouve toute sa place. Dans le réfectoire des religieuses, par exemple, dont les murs sont ornés d’une suite de quatorze tableaux anciens sur la Passion du Christ, elle a placé quatorze écrans vidéo de performances de Marina Abramovic. Cette artiste cherche dans ses actions parfois limites le sens de la douleur humaine (on la voit frotter sans cesse des os ensanglantés pour parler de la guerre en Yougoslavie, par exemple). Ses gestes renvoient directement aux douleurs du Christ.
Dans une salle du parcours, on découvre un étrange tableau ancien du corps mort du Christ entouré par les sages-femmes. Mais ce corps a les attributs des deux sexes : le Christ porte la barbe mais il a aussi des seins et un très large bassin ! Cette iconographie exceptionnelle, réservée jadis aux seules religieuses (Jésus donnant le lait de la vie), a inspiré Fabrice Samyn qui a créé des œuvres sur la question du genre. Il indique que les hommes ont eux aussi des tétons, vestiges d’une intersexualité initiale dans l’utérus. Et il a coulé des anciennes médailles de guerre sur ses propres tétons et découpé dans une veste de banquier un trou pour voir apparaître cette part féminine de tout homme. Il montre comment Gandhi et Mandela, incarnant cette "bonté" masculine, n’hésitaient pas à se montrer torse nu.
Dans la salle du siècle d’or, un triptyque de Laurence Dervaux montre des mains de fileuses nouant sans cesse des fils rouges autour d’os humains, une vision moderne des reliques qui abondent dans la pièce.
L’hôpital comprend aussi une salle des étrangers, accueillis par les religieuses. L’artiste guatémaltèque Regina Galindo s’y trouve avec la vidéo d’une performance qu’elle a réalisée dans une rue de Prague prenant la pose extrême, humiliante des mendiants. On la voit écrasée au sol implorant une aide qu’aucun passant ne lui donne.
L’eau de la morgue
Il est frappant de voir comment un art très contemporain, débarrassé de toutes références religieuses, se trouve pourtant en parfaite osmose avec les grandes questions qui ont agité ce couvent et cet hôpital pendant des siècles. Dans l’église baroque, un grand écran montre un homme nu filmé par la Mexicaine Teresa Margolles. Régulièrement, il est violemment aspergé d’eau comme dans un baptême. Mais cette eau est celle qui sort des morgues où on traite les corps tués par la guerre des trafiquants de drogue.
Parmi les artistes, on ne pouvait pas ne pas avoir Gina Pane, morte il y a 25 ans, qui fit des performances avec son sang, incisant ses paupières et les recouvrant d’un drap blanc. Un film d’Hans Op de Beeck montre ce que pourrait être l’architecture future, glaciale, d’un hôpital déshumanisé.
Ne ratez pas le passage par le jardin des plantes médicinales où on entend les propos de guérisseurs sénégalais qui, dans leur langue, vantent les vertus des plantes.
L’histoire de l’hôpital et des sœurs augustines
Au XIIIe siècle, Arnould IV, le seigneur de Lessines était un personnage important qui faisait partie du gotha européen. Le roi de France, Louis IX, appela les seigneurs flamands contre les Anglais. Arnould mourut au combat en léguant une partie de sa fortune aux pauvres.
Sa veuve, Alix de Rosoit, fonda avec cela un hôpital pour les pauvres. Cette époque était propice à la création de ces hôtels-Dieu comme l’hôpital Saint-Jean à Bruges, ou ceux de Sienne et Pistoia. L’hôpital est alors un acte de charité chrétienne pour les riches dont la gestion est confiée aux religieuses. Cet hospice doit recevoir et soigner gratuitement les pauvres, les éclopés, les SDF de l’époque, les pèlerins. Car à cette époque, la "médecine" était réservée aux seuls riches.
L’hôpital reçoit en même temps 550 hectares de terres pour lui permettre de vivre. Et la gestion en est remise aux sœurs augustines, un ordre très souple, ce qui permet plus facilement de travailler dans un hospice. Le pape Innocent IV lui octroie la possibilité de donner 40 jours d’indulgence aux généreux donateurs.
Rose-Marie Carouiy
Cette structure a perduré jusqu’en 1980, avec quelques changements puisqu’à la Révolution française les bâtiments ont été repris par la Ville. Mais la gestion est demeurée constante. Les sœurs supérieures, soigneusement choisies, jouaient un rôle capital. On se souvient encore de Jeanne Duquenne qui, au milieu du XVIIe, a acheté nombre d’œuvres d’art et augmenté le prestige de l’institution. Et de Rose-Marie Carouiy qui donna à l’hôpital le nom de Notre-Dame à la rose. Elle "régna" à la fin du XIXe et inventa (sous l’inspiration directe du Sacré-Cœur, disait-elle) un médicament miracle qui fit le tour du monde et la richesse de l’hôpital grâce à un marketing endiablé. L’"helkiase" permettait de diminuer fortement le nombre d’amputations nécessaires grâce au pouvoir désinfectant et cicatrisant des sels de mercure et des acides boriques qui s’y trouvaient.
"Addenda", Musée de l’hôpital Notre-Dame à la Rose, à Lessines, jusqu’au 30 novembre, du mardi au dimanche de 14h à 18h, www.notredamealarose.com