Lee Ufan montre un autre Versailles
Après Jeff Koons, Murakami et Penone, l'artiste coréen Lee Ufan investit le jardin de Versailles. Avec des oeuvres minimalistes, parfois monumentales, d'acier et de rocher.
Publié le 23-06-2014 à 17h28 - Mis à jour le 24-06-2014 à 08h42
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Après Jeff Koons, Murakami et Penone, l'artiste coréen Lee Ufan investit le jardin de Versailles. Avec des oeuvres minimalistes, parfois monumentales, d'acier et de rocher.
Ceux qui s’irritèrent de voir Koons et Murakami envahir les appartements royaux de Versailles, ne pourront que se réjouir de la manière subtile, zen, philosophique, avec laquelle l’artiste coréen habitant au Japon, Lee Ufan, occupe le jardin royal.
Au milieu de ce parc dessiné par André Le Nôtre où tout rappelle l’ordre royal, la beauté géométrique et la splendeur tapageuse des rois, Lee Ufan a déposé une dizaine d’œuvres qui s’inscrivent dans le paysage et permettent de voir autrement le parc mais aussi la nature avoisinante, le vent, le ciel, les nuages.
Arrivé devant le château de Versailles (un RER y mène directement), on est happé par des foules sans fin de touristes. Mais il ne faut pas les suivre et filer directement dans le parc (gratuit). Vite, on y retrouve le calme, la beauté, et, avec l’aide des sculptures de Lee Ufan, on éprouve ce qu’il appelle "ouvrir l’espace-temps".
Les étoiles déposées
Deux œuvres monumentales ponctuent le parcours de l’artiste.
Sur la terrasse, face au jardin, il a construit un arc fait d’une plaque d’acier de 30 m de long pliée et retenue de part et d’autre par deux gros rochers, qu’il a recherchés avec soin, comme des serre-livres. Une même plaque de 30 m est posée sur le sol. " J’ai toujours voulu créer une œuvre en forme d’arche, comme un arc-en-ciel qui se dresserait au-dessus d’une grande route", dit-il.
Cette arche de 12 m de haut, à la fois imposante et très fine, agit comme une porte mentale pour se débarrasser des fastes royaux et s’ouvrir à la nature.
A l’autre bout du parcours, on arrive à un lieu de pure méditation. Comme Penone l’avait fait, il a choisi un site oublié des visiteurs, "le bosquet de l’étoile", une clairière d’herbes folles. Là, il a installé un cercle de 60 m de diamètre, fait de 40 lames d’acier, enfermant un sol de gravier blanc sur lequel sept gros rochers sont déposés avec des ombres fixes, peintes en noir sur le gravier et des ombres amenées par le soleil. Un jardin japonais où les pierres sont comme les sept étoiles de la queue de la Grande Ourse. "Je souhaitais faire descendre les étoiles sur une place pour qu’elles s’y installent et chuchotent, comme dans une scène en plein désert."
Quand nous l’avons vue, nous étions le seul visiteur face à cette installation d’une pureté sublime, à mille lieues de l’agitation du château.
Rendre visible
C’est là qu’on sent le mieux le contraste entre l’esprit européen du jardin et l’asiatique. "Dans les jardins de Versailles, explique Lee Ufan, l’homme est au cœur d’un lieu qui dégage une forte présence de l’intelligence et de l’humain. En Asie de l’Est, le jardin doit faire partie du paysage alentour. En Europe, la volonté de l’homme passe avant tout et arrive à déformer la nature. Dans les jardins européens, l’arbre, l’herbe, la pierre, la terre ne nous font pas sentir la nature : ils racontent une histoire d’hommes."
Face à cela, Lee Ufan se contente de disposer de grandes plaques d’acier, symbole de la société industrialisée et les associe à de gros rochers aussi vieux que la Terre elle-même, et qui représentent la nature. Ses installations créent alors une relation avec le lieu et l’espace où elles sont exposées. "Leur relation avec l’espace et leur participation au paysage sont plus importantes que l’objet lui-même. Je les utilise pour faire à nouveau ressentir l’aspect merveilleux de l’espace environnant ou du monde, que l’on ignorait. Je crée une petite œuvre mais qui permet d’entrevoir l’infinité de la nature et de l’univers."
Lee Ufan reprend la phrase de Paul Klee : " L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible." "Je n’ai pas représenté ma vision à travers ces œuvres mais j’ai re-présenté l’espace et le temps existants, je les ai rouverts."
Le tombeau de Le Nôtre
Devant le parc encore, deux grandes plaques d’acier et deux rochers, d’une simplicité extrême mais qui renouvellent un peu notre regard sur le château. En descendant vers le grand bassin, il fut frappé par les ondulations de l’herbe sous le vent. Il les a reproduites sous forme de deux séries de 20 plaques d’inox légèrement ondulées. Une, posée à l’horizontale sur l’herbe, l’autre, verticale. Sous les arbres, près de la fontaine de Neptune, deux grandes plaques d’acier à nouveau et deux rochers, disposés comme s’ils étaient là de toute éternité. Ces rochers, bruts, usés par le temps, le vent et l’eau, que Lee Ufan semble vouloir consoler en les déposant comme des sculptures.
On remonte alors par les allées latérales, on traverse un "pont" d’acier et de pierre, on croise les "quatre côtés des messagers", et on cherche dans le sous-bois le trou qu’il a fait pour y déposer un rocher, en hommage à Le Nôtre.
Lee Ufan appelle son parcours le "Relatum", la relation entre l’homme et la nature, entre le faire et le non-faire, entre nous et le cosmos.
Ralentir la productivité du monde
Pour comprendre vraiment Lee Ufan, il faut idéalement se rendre dans un vrai paradis sur terre où la nature, l’art et l’architecture se marient sans exhibitionnisme, avec une infinie finesse : c’est dans la mer intérieure de Seto au Japon, sur les îles de Naoshima. Un lieu pour des expériences artistiques uniques, dû à des mécènes éclairés.
Aller à Naoshima se mérite : Tokyo, puis un vol vers Okayama, un train jusqu’au port de Uno et, enfin, un bateau. Le temps nécessaire pour se débarrasser des bruits inutiles et d’arriver serein, dans la petite gare maritime de Naoshima, d’une finesse millimétrique, dessinée par les architectes de Sanaa.
Sur cette île de 8 km2, l’architecte Tadao Ando a construit un musée pour son ami, l’artiste coréen minimaliste, habitant le Japon, Lee Ufan, dont l’œuvre tout en retenue, dans le geste ou le dépôt d’une pierre ou d’une plaque de métal, se marie parfaitement avec l’architecture et la nature.
Une des salles du musée est intitulée "Chambre du silence" : une pierre fait face à une plaque d’acier dressée contre le mur. Un silence si rare dans l’art contemporain qu’Ufan impose par un nombre restreint d’éléments choisis et disposés avec précision. Ses peintures aussi sont minimales : il utilise un gros pinceau et applique une touche unique.
Heidegger et Pollock
Né en 1936 en Corée du Sud dans un village de montagne, Lee Ufan fut d’abord initié à la culture traditionnelle chinoise. Il se forme à l’écriture et à la littérature. Installé au Japon à l’âge de 20 ans, il étudie la philosophie (il est inspiré par Heidegger). Il est attiré aussi par l’abstraction gestuelle de Jackson Pollock. Et il participe alors au mouvement japonais Mono-Ha ("L’école des choses"), dont le but était d’utiliser une chose sans rien y ajouter, faisant voir des éléments dans les rapports qu’ils entretiennent entre eux.
Ce mouvement est né en même temps que des mouvements similaires en Occident comme l’Arte Povera ou le Land Art.
Alfred Pacquement, le commissaire de l’exposition à Versailles explique : "Pour Lee Ufan, l’acte du sculpteur consiste, en réponse à une évolution de l’art qui après des millénaires d’objets fabriqués par la main de l’homme s’est ouvert à l’objet industriel et au ready-made, à introduire ce qui n’est pas fabriqué, à économiser les gestes, à ralentir l’action de créer en quelque sorte. Le propos de l’artiste est de critiquer l’hyperproductivité du monde contemporain, et donc de concentrer son travail en un simple geste. " Mais un geste qui est le fruit d’une longue et patiente préparation. Il veut attirer les pierres empruntées à la nature du côté des hommes et les plaques manufacturées du coté de la nature.
Lee Ufan, parc du château de Versailles, entrée libre, jusqu’au 2 novembre.