579.606 noms unis à jamais, amis et ennemis
Sur la colline de Notre-Dame de Lorette, près d’Arras, on a placé un magnifique Mémorial à tous les morts de la Grande Guerre, témoignage à la folle bêtise humaine. Il sera inauguré le 11 novembre comme point d’orgue, en France, à l’année du centenaire. Reportage.
Publié le 01-10-2014 à 15h54 - Mis à jour le 01-10-2014 à 22h23
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/UL6CPLUFKZD6JFHHLWIIR4PD2U.jpg)
Quand on a creusé les fondations du Mémorial, on y a découvert encore une dizaine de cadavres de soldats français et allemands mélangés. On a pu en identifier certains à leur plaque. On a aussi mis au jour quantité d’obus.
Du haut de la colline Notre-Dame de Lorette, à 10 kilomètres au nord d’Arras, la vue est sublime. On voit à 30 kilomètres une succession de doux reliefs, les carrés des champs et des villages cachés dans l’ouate de la brume. On en oublierait que, chaque année, les agriculteurs déterrent encore des tonnes de bombes.
Cette colline fut un des lieux les plus disputés pendant quatre ans. On s’y battit au corps à corps, tuant des centaines de milliers de soldats autour de quelques mètres carrés. "Lieu d’horreur et d’épouvante, charnier humain", écrivait le soldat Barthas.
Notre-Dame de Lorette est le plus grand cimetière militaire français. Il réunit 40 000 morts français tombés en Artois. Les croix sont alignées au cordeau, à perte de vue sur des centaines de mètres. Les morts y sont tous égaux. Dès l’entrée, on voit côte à côte la tombe d’un général et celle d’un troufion. Toute la région est un lieu de mémoire où les cimetières militaires se succèdent. Si celui de Notre-Dame de Lorette n’a pas la beauté du cimetière canadien de Vimy, il a une force presque insoutenable. On y trouve - fait unique dans la République laïque - une basilique byzantine dont les murs intérieurs sont couverts de plaques commémoratives aux morts de la guerre.
En face, la tour-lanterne abrite les soldats inconnus de toutes les guerres.
Depuis 1928, le site, ouvert jour et nuit, gratuit, est "gardé" par près de 4000 "gardes d’honneur", volontaires, en habits militaires, qui se succèdent. Ce fut longtemps des combattants de 1914, aujourd’hui, ce sont souvent d’anciens de la guerre d’Algérie qui y consacrent un jour par an.
Tous égaux
C’est sur cette colline, juste à côté du cimetière infini, qu’a été construit le Mémorial international de Notre-Dame de Lorette, "l’anneau de la mémoire". Roland Dorgelès écrivait de ces morts : "Dire seulement leur nom, c’est les défendre, c’est les sauver."
Le projet était de rappeler le nom des 579 606 soldats, de toutes nationalités, morts dans les combats en Flandre française et en Artois. On a pu reconstituer les listes des morts : 241 214 Britanniques (inclus Canadiens, Indiens, Australiens, etc.), 173 876 Allemands, 106 012 Français, et des morts de dizaines de nationalités engagés dans la Légion étrangère. Il y a 2 326 Belges, touchés à l’Yser, évacués à l’hôpital de Calais et morts là.
Ces 579 606 noms sont classés par ordre alphabétique, avec pour chacun ses seuls nom et prénom. Sans indication de nationalité, de religion ou de race. Dans ce Mémorial, tous les hommes sont égaux.
Sur la tour-lanterne, on lisait déjà cette exhortation : "Peuples, soyez unis, hommes, soyez humains." A voir cette litanie infinie des noms, on se rend compte d’emblée de l’ampleur et l’absurdité du massacre, de la bêtise humaine. Si on voulait lire tous ces noms, on a compté qu’il faudrait 32 jours, jour et nuit ! Et ce ne sont que les soldats tombés dans le Nord-Pas-de-Calais.
Le cloître, le livre, les fleurs
Un concours international d’architectes a eu lieu pour ce Mémorial d’un coût de 8 millions d’euros. Il devait être horizontal et ne pas dépasser en hauteur les rangées des croix du cimetière. Parmi les 150 candidatures reçues, il y avait de grands noms, comme Massimiliano Fuksas ou Rudy Ricciotti. Le jury international a choisi le projet de l’architecte parisien Philippe Prost.
Il a choisi l’idée de l’anneau, une ellipse, pour rappeler les rondes des hommes se donnant la main, l’idée aussi d’infini et d’éternité. A l’extérieur, le Mémorial est comme un ruban recourbé de béton lasuré, sombre, couleur de guerre, un béton fibré à ultra-haute performance. L’anneau est posé en équilibre sur la colline dominant la plaine d’Artois avec deux percées ouvrant vers le paysage.
L’intérieur est comme le chemin d’un cloître le long duquel sont alignées 500 plaques d’inox doré, de 3 mètres de haut, sur lesquelles sont gravés les 579 606 noms, comme dans un livre déployé. L’anneau, d’un périmètre de 328 mètres, est en porte-à-faux sur 60 mètres. On peut entrer dans l’anneau du haut, par un souterrain mais aussi par le bas, sous lui. Un porte-à-faux qui fait découvrir la vue sublime.
Aujourd’hui, le centre est une pelouse mais au printemps elle se couvrira de fleurs sauvages, les trois fleurs symboles des pays combattants : bleuets, coquelicots et myosotis blancs (bleu, blanc, rouge). La nuit, le Mémorial restera ouvert, est illuminé par l’artiste Yann Toma qui a imaginé une "vague" de lumière balayant tour à tour les noms des morts.
Prouesse architecturale
Ce Mémorial magnifique qui inspire le silence est une prouesse architecturale. Il a dû être construit comme un viaduc, avec des tolérances millimétrées et l’aide des ingénieurs du viaduc de Millau ; 128 voussoirs de près de 10 tonnes chacun tiennent l’ensemble. Le porte-à-faux donne à l’anneau un signe de fragilité comme la paix, et une ouverture vers le monde et la nature.
Le Mémorial sera inauguré le 11 novembre, point d’orgue aux cérémonies de commémoration. Le président français Hollande y sera avec, vraisemblablement, la chancelière allemande Merkel et le Premier britannique Cameron.
Lorette, lieu de "l’horreur et l’épouvante", abrite désormais un signal pour la fraternité humaine.