À Cologne, un Pop Art toujours contemporain
Les amateurs d'art contemporain le savent : le Musée Ludwig de Cologne détient l'une des plus belles collections de Pop Art au monde. Elle est le fruit de la passion d'un couple de milliardaires allemands, Irene et Peter Ludwig, qui l'ont léguée à la ville.
Publié le 03-10-2014 à 18h43 - Mis à jour le 06-10-2014 à 11h23
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Les amateurs d'art contemporain le savent : le Musée Ludwig de Cologne détient l'une des plus belles collections de Pop Art au monde. Elle est le fruit de la passion d'un couple de milliardaires allemands, Irene et Peter Ludwig, qui l'ont léguée à la ville.
Les mêmes amateurs ne découvriront sans doute pas grand chose de neuf dans la nouvelle exposition-anthologie que propose le musée jusqu'au 5 janvier 2015. Mais, outre qu'il s'agit de la meilleure et de la plus complète anthologie de ce courant majeur de la deuxième moitié du XXe siècle, "Ludwig Goes Pop" permet de le redécouvrir sous un angle neuf. Exactement comme les Rauschenberg, les Warhol, les Jasper Johns, les Hockney invitaient à considérer le quotidien sous une nouvelle perspective, le regard en coin.
"U n parcours chronologique n'aurait pas eu de sens, parce qu'on ne couvre qu'une vingtaine d'années" précise Stephane Diederich, curateur de l'exposition avec Luise Pilz. "Une présentation des œuvres par artiste n'aurait pas plus été intéressante. Nous avons réalisé que cette exposition permettait de rappeler que le Pop Art, ce ne sont pas que des boîtes de savon et des portraits de star reproduits en série. Il y a des scènes de faits divers, de l'art figuratif, un commentaire critique sur la société. Le Pop Art est contemporain de la guerre du Vietnam. Un regroupement par thème permet de refléter cette facette plus sombre, plus critique du Pop Art."
Onze thèmes
Onze thèmes ont été identifiés. Celui le plus directement associé au Pop Art ouvre le parcours : "Acheter". Et, avec lui, les œuvres emblématiques, mille fois vue, copiées, reproduites : les White Brillo Boxes (1964) et les Campbell's Soup Cans (1968) d'Andy Warhol. Mais dès la deuxième station, "Totems du quotidien", les stéréotypes sont brisés : les sculptures volontairement vulgaires d'objets prosaïques de Claes Oldenburg offrent déjà un regard oblique et moins clinquant sur le Pop Art.
La critique sociale ressort clairement dans les sections "L'individu et les masses" (avec notamment les gros plans pixellisés avant l'heure de Richard Hamilton), "Anonymat Urbain" (les sculptures angoissantes de Duane Hanson ou George Segal) ou "Pin-Up-Girl" (les nus stylisés de Tom Wesdelmann ou réalistes de John De Andrea). Dans chacune, l'effet de commentaire ressort de la confrontation d'œuvres d'artistes différents qui démontrent la cohérence du courant en dépit de la diversité de ses formes et de ses esthétiques.
"Lorsque nous confrontons les sérigraphies Takka (1962) et Mad Sciensits (1963) de Lichtenstein, explique Stephan Diederich, universellement connues, avec le Portable War Memorial d'Edward Kienholz (1968), non seulement nous mettons en lumière une œuvre méconnue mais nous rappelons que celles de Liechtenstein, même si elles sont inspirées par des bandes dessinées, sont aussi un commentaire sur une société en guerre. Certaines de ces œuvres sont vieilles de quarante ans, mais entretiennent toujours des connexions avec la société d'aujourd'hui."
Dialogue
Le dialogue se recrée ainsi entre les artistes, avec les grands noms conviés : Robert Rauschenberg, Jasper Johns (qui signe un texte d'hommage dans le catalogue de l'expo), James Rosenquist mais aussi Tom Wesselmann (dont la voiture et sa famille américaine modèle de Landscape n°4 (1965) fut la première œuvre Pop Art acquise par les Ludwig) ou Robert Indiana, adepte des typographies.
Le très célèbre Love Rising (1968) de Robert Indiana est ainsi sur la forme un détournement ironique des slogans consuméristes mais sur le fond une union métaphorique du noir et du blanc, hommage à Martin Luther King qui venait d'être assassiné. D'autres œuvres rappellent combien les pop-artistes dialoguaient avec leur temps. Comme la sérigraphie Jackie Tryptich (1964) d'Andy Warhol. Moins fameuse que sa Marylin (1967), ses Elvis (1963-1964) ou son Mick Jagger (1975), ce tryptique fut realisé à partir de photos de presse prises lors des funérailles de JFK.
La sélection permet aussi de se souvenir combien le Pop Art, influencé par les signes extérieurs de la culture de masse, finit lui-même par inséminer celle-ci, comme Richard Lindner dont l'esthétique marquera les Beatles période Sergeant Pepper et Yellow Submarine - trop souvent assimilés à tort au flower summer californien. Les sections "Art sur l'Art" et "Avant le Pop Art" mettent en évidence le dialogue entretenu par Roy Lichtenstein (encore lui) ou David Hockney avec les peintres cubistes ou naturalistes ou la transition opérée par Jasper Johns et Robert Rauschenberg entre l'abstraction expressionniste et le Pop Art, par la réintroduction du figuratif - fût-il détourné - dans l'art contemporain.
Face sombre
Cette sélection thématique bénéficie, comme toujours au Musée Ludwig, d'un accrochage idéal dans des salles spacieuses, d'un blanc immaculé et baignées d'une douce lumière naturelle. Elle redonne au courant tout sa dimension de critique sociale par association et effet d'écho, alors que le Pop Art avait fini par acquérir dans l'esprit collectif le statut de méta-commentaire coloré sur la société de consommation et du spectacle.
On redécouvre sous le vernis des oeuvres, la face plus sombre du courant. Une dimension angoissante qui reste étonnamment d'actualité : guerre, anonymat et solitude, consumérisme de masse, aliénation, femme-objet, culte des célébrités. Rien n'a changé depuis le temps où les Ludwig "s'en allait" au marché Pop. Le monde, lui, l'est devenu un peu moins. Ou le reste encore trop, si l'on considère comme les pop-artistes que l'art est précisément la matière.
-> Ludwig Goes Pop, jusqu'au 11 janvier 2015, Musée Ludwig, www.museum-ludwig.de
Irene et Peter Ludwig, pour l'amour du Pop Art
Stephane Diederich revient sur les liens entre le Pop Art et Irene et Peter Ludwig ainsi que sur la conception de l'exposition "Ludwig Goes Pop".
Comment Peter et Irene Ludwig ont-ils constitué cette immense collection d'œuvres Pop-Art ?
Financièrement, ils disposaient chacun d'une fortune personnelle. Irene Ludwig, née Monheim, était l'héritière de la célèbre fabrique de chocolat (NDLR : Monheim est un peu le Côte d'or allemand). Peter était issu d'une famille d'entrepreneurs d'Aix-la-Chapelle. Il a bénéficié de plusieurs héritages importants tout en restant lui-même actif dans les affaires. L'argent n'était donc pas un problème. Il y a une anecdote célèbre concernant la toile de Roy Lichtenstein " M-Maybe" . Lichtenstein ne voulait pas la vendre, la considérant comme une assurance-vie pour sa femme. Ludwig lui a demandé à combien il estimait cette assurance-vie. Et quand Lichtenstein lui a donné son prix, Ludwig lui en a offert le double.
Avant la fin des années 1960 pourtant, et alors qu'il collectionne de l'art depuis le début les années cinquante, le Pop Art ne l'intéresse pas.
Le Pop Art a émergé au début des années 1960. Auparavant Irene et Peter Ludwig ne collectionnaient que les arts anciens, notamment l'art médiéval et l'Art & Crafts. Il reconnaissait lui-même qu'il avait été choqué en découvrant les premières œuvres de George Segal au Moma de New York en 1965. Il découvre le Pop Art via des collectionneurs allemands, notamment Wolfgang Hanh, un des premiers en Allemagne à avoir acquis du Pop Art. Hanh exposa sa collection en 1968, ce qui eu aussi un grand écho en Allemagne. Pour Peter Ludwig, le déclic définitif se fait à la Dokumenta IV, en 1968, à Kassell. Il est alors devenu véritablement enthousiaste à l'égard du Pop Art. Il a acheté une centaine d'œuvres en deux ou trois ans seulement.
Qu'est qui intéressait le couple Ludwig dans ce courant artistique ?
Je crois que c'était l'image du quotidien qu'il renvoyait. Et ce trait d'union entre l'art, la société de consommation et la publicité que représentait le Pop Art. Peter Ludwig était un homme d'affaires par héritage familial et ils étaient tous deux historiens de l'art par formation. Le Pop Art réunissait ces deux aspects.
Était-ce un collectionneur qui spéculait sur la valeur des œuvres ?
Non. C'est un des aspects remarquables de la démarche d'Irene et Peter Ludwig. Ils collectionnaient pour exposer les œuvres dans les musées. A une ou deux exceptions, ils n'ont jamais acquis d'œuvre pour les revendre au prix fort. Ils ont constitué une collection qui dans leur esprit a toujours eu vocation à être vue par le public. Ils considéraient que l'art ne devait pas être réservé aux nantis mais accessible au plus grand nombre. Par ailleurs, il faut rappeler que Peter Ludwig n'a jamais passé commande d'une œuvre directement à un artiste. Ils achetait par l'intermédiaire des galeristes.
Vous avez pris la décision de ne pas suivre un parcours chronologique mais de regrouper les œuvres par thèmes. Pourquoi ?
Nous avons eu des difficultés pour trouver un angle de présentation de cette collection. Un parcours chronologique n'aurait pas eu de sens, parce qu'on ne couvre qu'une vingtaine d'années. Une présentation des œuvres par artistes n'aurait pas plus été intéressante - même si nous avons conservé cet axe dans le catalogue. Nous avons finalement réalisé que cette exposition permettait de rappeler que le Pop Art, ce ne sont pas que des boîtes de savon et des portraits de star reproduits en série. Il y a des scènes de faits divers, de l'art figuratif, un commentaire parfois négatif sur la société - le Pop Art est contemporain de la guerre du Vietnam - et aussi des sculptures, des totems,... Bref de nombreuses formes et de nombreux sujets. Ce regroupement par thème permet de refléter la diversité du courant.
Il est donc encore possible de parler du Pop Art sous un angle nouveau ?
Nous avons été surpris lors de la preview de l'exposition du nombre de personnes qui nous ont affirmé avoir redécouvert le Pop Art sous un angle nouveau. Lorsque nous confrontons les sérigraphies de Lichtenstein, universellement connues, avec le Portable War Memorial d'Edward Kienholtz (1968), non seulement nous mettons en lumière une œuvre méconnue mais nous rappelons que celles de Liechtenstein, même si elles sont inspirées par des bandes dessinées, sont aussi un commentaire sur une société en guerre. Certaines de ces œuvres sont vieilles de quarante ans, mais entretiennent toujours des connexions avec la société d'aujourd'hui.