Duchamp dépèce la peinture, même
Le Centre Pompidou, à Paris, montre la passion constante de Marcel Duchamp pour la peinture. Il expérimenta toutes les avant-gardes mais, même après les "ready-mades", la peinture l’obsédait toujours. Récit.
Publié le 03-10-2014 à 10h45
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Sacré Marcel Duchamp (1887-1968) ! Nonante ans plus tard, il accueille encore le visiteur au Centre Pompidou, nu comme un ver à côté d’une femme nue, dans une photo en Adam et Eve prise par Man Ray. Juste à côté, on a placé sa carte postale arrangée par lui, de la Joconde portant moustache avec la légende "L.H.O.O.Q.".
L’ironie et l’énigme ne sont jamais loin chez le grand perturbateur de l’art du XXe siècle. Il aurait souri qu’encore à la sortie de cette remarquable exposition, très didactique, certains maugréent toujours : "C’est du foutage de gueule…"
Le titre "Marcel Duchamp, la peinture même " renvoie à son œuvre placée en fin de parcours "La Mariée mise à nu par ses célibataires, même" . L’expo se propose de battre en brèche l’idée que Duchamp aurait signifié la fin de la peinture, quand son "Nu descendant un escalier" fut refusé par "ses amis" au Salon des indépendants de 1912, alors que ses frères artistes Jacques Villon et Raymond Duchamp-Villon étaient acceptés. Ce même tableau fit un tabac l’année suivante au premier Armory Show à New York et Duchamp devint la coqueluche des Américains.
Mort de la peinture
Ce serait alors qu’il se serait décidé à réinventer la peinture avec le "Grand Verre" sur lequel il travailla dix ans et avec ses ready-mades (l’urinoir, la roue renversée sur le tabouret, etc.).
L’exposition se braque sur ces premières années de Duchamp quand il peignait et cherchait des voies nouvelles. Elle montre qu’il n’y a pas de césure mais bien une continuité de recherches. D’ailleurs le "Nu descendant un escalier" n’a pas sonné la mort de la peinture comme l’a démontré à sa manière, Gerhard Richter, en 1966, en peignant sa femme Ema, nue, descendant à son tour un escalier. Le cadavre du peintre bougeait encore.
L’exposition du Centre Pompidou multiplie aussi les références historiques, la presse et les jeux d’époque, les nouveautés scientifiques, pour comprendre ce climat de bouleversements intenses au début du XXe siècle.
Marcel Duchamp s’y plonge. Les impressionnistes longtemps méprisés sont trop omniprésents. Duchamp s’essaie au postimpressionnisme, au cubisme, au fauvisme fasciné par Matisse, au futurisme sans oublier, dit-il, l’érotisme. On découvre une suite de tableaux de Duchamp qui souvent n’ont rien à envier à ses modèles.
"Cosa mentale"
Mais très tôt, il veut se détacher de ce qu’il appelle "la peinture rétinienne" dictée par l’œil. "L’art est cosa mentale", disait Vinci, il est conceptuel, va au-delà de ce qu’on vit.
Les bouleversements technologiques l’y aident. En 1912, visitant le salon de l’aéronautique avec Brancusi et Léger, il s’exclame : "C’est fini la peinture. Qui désormais pourra faire mieux que cette hélice ?"
La science permet de découvrir une réalité cachée, avec les rayons X, les photos décomposant le mouvement, par Marey et Muybridge. Il y a donc une quatrième dimension qu’on ne peut pas voir mais que le peintre peut rendre.
L’exposition surprend aussi en montrant l’influence des symbolistes sur Duchamp dans cette recherche d’une réalité invisible : l’œuvre "noire" d’Odilon Redon, les fantasmagories de Böcklin.
Duchamp utilise aussi les décompositions de Muybridge pour peindre le mouvement, comme le "Jeune homme triste dans un train" . Ou le " Nu descendant un escalier" comme "un flou" dû au mouvement.
Duchamp était aussi, comme Picabia, fasciné par la machine, l’homme-machine, la machine désirante. Et sa "Mariée" devient un assemblage de rouages divers et froidement érotiques.
Mon propre ready-made
Duchamp fit aussi du cinéma (avec René Clair), s’essaya à l’optique avec ses rotoreliefs. L’art pour lui est une exigence supérieure : "C’est la seule forme d’activités pour laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu. Par elle seule, il peut dépasser le stade animal parce que l’art est un débouché sur des régions où ne dominent ni le temps ni l’espace. L’art est un mirage, mais le mirage est solide. On ne crève pas de soif dans le domaine de l’art."
Entre son refus au salon des indépendants et son départ aux Etats-Unis en juin 1915, Duchamp occupa un poste d’assistant à la bibliothèque Sainte-Geneviève et y approfondit ses connaissances de géométrie, mathématiques, perspective, optique et accumule les notes pour son "Grand Verre". On découvre dans des vitrines cette documentation : petits mots gribouillés, pense-bêtes, notes prises dans un hôtel bruxellois, etc. Il introduit ses "stoppages étalon" , manière de figer ses courbes aléatoires comme le mètre étalon fige le mètre. Ses recherches perpétuelles sont liées à sa vie : "J’ai seulement sorti la peinture à l’huile de la toile , disait-il, et je l’ai mise dans ma vie à la place. Je m’en suis servi pour me peindre en respirant et en sautant. Je suis mon propre ready-made vivant, pour ainsi dire." Cette expo érudite se termine alors par le "Grand Verre" comme apothéose.
"La mariée mise à nu par ses célibataires, même", ou le "Grand Verre"
Marcel Duchamp œuvra huit ans, de 1915 à 1923, sur le "Grand verre" ou "La mariée mise à nu par ses célibataires, même" , avant de décréter qu’elle resterait définitivement inachevée. Il est rare de la voir ainsi devant nous. L’original se trouve au musée de Philadelphie qui possède la plus grande collection de Duchamp grâce au legs de la collection Louise et Walter Arensberg les mécènes et collectionneurs de Duchamp depuis le début. L’original est trop fragile pour être encore déplacé. Mais on en a fait des répliques à l’identique comme celle-ci venue de Stockholm mais qui n’a pas - hélas - "les cassures" dans le verre et est placée étonnamment face à un mur où se trouve une grande photo de ville la nuit. Duchamp l’avait prévue mais elle gâche le mystère de l’œuvre.
Travailler sur le verre l’intéressait car il changeait du tableau comme on le pratiquait depuis cinq siècles. Il voulait que ce soit "un renoncement à toute esthétique dans le sens ordinaire du mot. Ne pas faire un manifeste de peinture nouvelle de plus".
L’œuvre se compose de deux grands verres placés l’un au-dessus de l’autre. Duchamp abandonnait la toile du peintre. Au-dessus, il y a la mariée et des signes de la machinerie de la femme et de son désir. En dessous, il y a le tourniquet, avec les neuf célibataires (de simples signes) qui lorgnent timidement sur la mariée à travers une profusion d’appareils mécaniques mystérieux. Duchamp a laissé de nombreuses notes qui complexifient encore l’œuvre. Il parle de "la broyeuse de chocolat", de "la suspension du Pendu femelle" et " du soigneur de gravité" , etc. Il l’a réalisée avec de la peinture, des fils de plomb et de la poussière qu’il a laissé lentement se déposer.
Pistons de courants d’air
La frontière entre ces deux mondes, au centre, représente à la fois, dit Duchamp, "l’horizon et le vêtement défait de la mariée" . Depuis les tubes capillaires, comme il les nommait, monte le désir des célibataires vers la partie supérieure. Ils sont associés à la Broyeuse de chocolat, située à leur droite et symbole d’un onanisme répétitif. Dans la partie supérieure, le corps de la mariée est "un corps écorché" en proie à ses vapeurs et ses gaz qui se concentrent dans le haut, "voie lactée chair", "pistons de courants d’air".
Le hasard fut mêlé à la conception de l’œuvre. Elle ne sortit qu’une fois du musée et tomba, cassant un des verres. Mais Duchamp décréta que les fractures dans le verre faisaient maintenant partie de l’œuvre. Duchamp racontait qu’il fut inspiré par un jeu de fêtes foraines où les jeunes gens devaient jeter des projectiles sur une poupée femme en robe de mariée dont la robe ne tenait qu’à un fil (jeu qu’on a retrouvé et qu’on montre à l’expo).
Enigme, humour, fumisterie ? Les spectateurs ne cessent d’errer devant cette œuvre qui marqua le XXe siècle et que Duchamp voulait arracher à toute notion de goût. Est-ce une interprétation mécaniste et désenchantée du phénomène amoureux, une symbolique de source alchimiste, une économie libidinale réduite à des machines célibataires ?
Marcel Duchamp, la peinture même, Centre Pompidou, jusqu’au 5 janvier. Avec Thalys, Paris est à 1h22 de Bruxelles, 25 trajets par jour.