Aimez-vous l’art ou les poissons?
Au musée M de Leuven, tout l’univers étrange et très attirantde Markus Schinwald. Il renouvelle notre regard sur nos corps. Il place même ses expositions précédentes dans des aquariums pour des centaines de poissons. Et en parallèle, une riche exposition sur Vésale, né il y a cinq cents ans, celui qui a le premier, disséqué les corps pour les étudier.
Publié le 06-10-2014 à 16h13 - Mis à jour le 07-10-2014 à 17h15
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" J ’ai remarqué que les gens passent plus de temps à regarder des poissons bouger dans un aquarium que de regarder des œuvres d’art immobiles" , nous explique Markus Schinwald qui bénéficie d’une étonnante exposition au musée M de Leuven. Résultat : il a placé la première salle dans le noir, et, dans un mur, il a installé six aquariums remplis de centaines de magnifiques poissons exotiques et chamarrés qui nagent… dans l’architecture en modèle réduit, de ses expositions précédentes.
L’artiste autrichien, né à Salzbourg en 1973, fit sensation à la Biennale de Venise de 2011. Le beau pavillon autrichien moderniste, dans les Giardini, avait été entièrement retravaillé par Schinwald avec des murs supplémentaires qui tombaient du plafond et s’arrêtaient avant de toucher le sol, avec des films formidables d’étranges personnages dans une ancienne usine aux prises avec des comportements névrotiques (Freud n’est pas loin chez Schinwald), ou une vidéo où un homme se coince le pied entre deux murs et commence une danse pleine de tics pour tenter de s’en arracher.
Au musée M, on retrouve l’architecture de ce pavillon à Venise, mais plongé dans un aquarium où des poissons lumineux avancent lentement entre les murs, sous une musique de gargouillis. A côté, c’est son exposition à Budapest qui est plongée dans l’aquarium avec des poissons qui ne cessent de donner des bisous.
Dans un autre aquarium encore, des homards nains vivants se cachent dans les coins de la scénographie d’une autre exposition encore.
L’ensemble est très poétique et souligne comment notre regard est modifié (altéré) quand quelque chose bouge. Ces œuvres immergées sont aussi l’Atlantide de l’art, ce qui restera après le grand déluge.
Et de fait, les spectateurs s’arrêtent longuement pour admirer ces poissons. Schinwald avait déjà étudié ce regard du spectateur en plaçant dans une installation au Palais de Tokyo, à Paris, des caméléons vivants.
Une foule nerveuse
En Autriche, peuvent se côtoyer un grand conservatisme réactionnaire et d’autre part, des artistes en révolte comme Elfriede Jelinek, Thomas Bernhard, Erwin Wurm ou les actionnistes viennois. Markus Schinwald est de ceux-là, qui développe un langage de l’étrangeté, toujours en renouvellement.
A Venise encore, il montrait des peintures réalisées au départ de tableaux anciens achetés sur les marchés et qu’il retravaillait en y plaçant des prothèses médicales curieuses qui déformaient une partie des visages. La Monnaie à Bruxelles utilisait l’an dernier des dessins de Schinwald pour annoncer sa saison d’opéras.
L’exposition Schinwald à Louvain est un théâtre, en cinq scènes, en cinq salles. Après les aquariums, on retrouve les deux films très troublants et beaux de Venise. Dans la salle suivante, tout change encore : Schinwald crée un diorama avec une foule d’anonymes, sous forme de marionnettes humaines quasi-grandeur nature et accrochées à des fils. L’arrivée d’un spectateur les met en mouvement. Ils tapent du pied, sont pris de tics nerveux, montrent des doigts d’honneur. Et cela avec une mine fâchée de gangsters à l’ancienne.
Monochromes
Dans la quatrième salle, on voit des longues colonnes sur lesquelles sont accrochées comme des acrobates ou des filles de bar qui sont en fait des pattes de tables. Sur les murs, Schinwald présente quatre beaux tableaux récents. Il est parti à nouveau d’anciens tableaux académiques achetés sur des marchés. Il en a découpé une petite partie représentant un homme dans une architecture et l’a insérée dans une très grande toile dont le reste est une extension du petit tableau, devenant comme un monochrome, un grand rideau, ou une architecture.
A l’étage, on découvre l’œuvre qu’il avait déjà présentée à Art Basel Unlimited : la salle est occupée par trois grands murs blancs mobiles que le public peut bouger à sa guise et sur lesquels il a accroché des tableaux.
Schinwald est un poète de l’étrange, un admirateur de Duchamp, qui implique le spectateur et son œil sur l’œuvre. Il est un créateur d’atmosphères qui mêlent les époques, les techniques et mêmes les espèces vivantes.
Précurseur, "artiste", Vésale disséquait le corps idéal
L’expo Markus Schinwald et son regard sur les corps, est le choix audacieux et excitant qui accompagne la grande exposition anniversaire sur Vésale. On fête en effet, cette année le 500e anniversaire de la naissance du grand savant et médecin, qui symbolise l’éveil de la science occidentale.
Louvain avait des raisons de le fêter. Car si Vésale est né à Bruxelles en 1514 (son nom officiel était Andries Van Wesel), il entama des études universitaires à la faculté des Arts au Collegium Trilingue à Louvain en 1530. A cette époque, on pouvait entrer à l’université à 15 ans ! Vésale a encore aujourd’hui son nom sur des bâtiments et instituts de la KUL. Il partit pourtant à Paris trois ans après son arrivée à Louvain pour y étudier la médecine, des études qu’il acheva à Louvain en 1536. Il a 24 ans et part à Padoue, centre alors du monde médical mondial et y devient professeur d’anatomie. Et c’est à 28 ans à peine (!) qu’il publia déjà son chef-d’œuvre : "De humani corporis fabrica" devenant ensuite le médecin personnel de Charles Quint, puis de Philippe II à Madrid. A 50 ans, sans qu’on en connaisse la raison, il partit pour Jérusalem et mourut en route, sur une île grecque.
Le génie de Vésale est d’avoir osé remettre en question les présupposés de la médecine d’alors, toujours basés sur la science du Romain Galien qui n’avait disséqué que des animaux (des chiens et des singes) 1 300 ans plus tôt ! Vésale, lui, disséqua le premier, et en public, les cadavres de condamnés à mort exécutés.
Un théâtre d’anatomie
Le clou de l’exposition est un exemplaire de "De humani corporis fabrica ", ouvrage monumental de 663 pages de grand format avec 277 illustrations splendides réalisées pour lui, par Jan Van Kalker et l’atelier du Titien. On estime qu’il en "tira" mille exemplaires à peu près de ce livre vendu alors pour un prix équivalent au salaire mensuel alors d’un professeur d’anatomie. Il en reste aujourd’hui, 154 exemplaires.
Toutes les fonctions du corps, le sang, les nerfs, les muscles, les membres, etc., sont disséquées et montrés sur des "corps écorchés". Mais nouveauté aussi, ces corps, sont dessinés comme des corps idéaux, inspirés de la statuaire grecque.
Dans une belle scénographie de Koen Van Synghel, on découvre "le" livre, page par page. On a même recréé en bois, l’amphithéâtre de l’anatomie, un théâtre rond où officiait au centre, Vésale disséquant un cadavre devant ses étudiants et le grand public qui pouvaient suivre depuis les gradins du théâtre.
Au musée M, au centre de cet amphithéâtre reconstitué, est déposé un corps sur lequel est projeté un film créé par Filip Sterckx d’une dissection où "les couches successives du corps" s’écartent peu à peu.
L’exposition montre ensuite la postérité extraordinaire du travail de Vésale avec des pièces uniques comme "L’homme de verre" créé en 1930 par Franz Tschakert à Dresde. Un squelette humain sur lequel ont été placés des moulages en cire des organes avec des fils de couleurs représentant les artères, les veines et les nerfs, le tout sous "une enveloppe" de plastique. On présente aussi une extraordinaire tête écorchée, sculptée en 1798 par le maître en la matière, Clemente Susini. Et puis, il y a les artistes comme Matisse et Rodin et son "Age d’airain" qui présentent le corps comme déjà Vésale le faisait. Röntgen allait plus loin en rendant le corps transparent grâce aux rayons X et Etienne-Jules Marey et Muybridge pouvaient montrer le mouvement du corps grâce à la photo accélérée.
Vésale fut bien le point central, inaugurant une ère nouvelle qui continue jusqu’aujourd’hui où seule la méthode scientifique, l’observation des faits, l’expérience, nous guident dans notre compréhension de l’homme et de son corps, hors de toutes contraintes religieuses ou "magiques".