Le mythique collectionneur flamand s’expose
Formidable exposition à Lille, au Tri postal, sur les collections privées flamandes du Courtraisis. "Passions secrètes" révèle 150 œuvres contemporaines importantes parmi les milliers que possèdent les "meilleurs collectionneurs du monde". Elles forment ce musée d’Art contemporain que l’on n’a pas ! Reportage.
Publié le 10-10-2014 à 18h15
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En 1993, le grand artiste minimaliste américain Carl André disait : "Pour l’art, le public new-yorkais est le pire au monde. Le public flamand est l’un des meilleurs." Le "collectionneur privé flamand" est devenu un mythe. On le voit à toutes les grandes foires d’art, dans les ateliers des artistes, dans les Biennales. Il n’est pas super riche comme ceux qui achètent Hirst, Murakami ou Koons. Il achète souvent au début d’un artiste, il prend des risques, marche aux coups de cœur, "aux tripes", il s’intéresse de très près aux artistes qu’il côtoie et les suit (c’est son vrai plaisir), il lit et connaît souvent mieux les nouveaux artistes que les spécialistes. Mais sa collection reste privée, secrète, exposée dans sa maisons et souvent stockée dans un "storage".
Un journaliste français bien au fait disait, mercredi, qu’il y avait autant de collectionneurs d’art contemporain autour de Courtrai que dans toute la France !
Le Tri Postal à Lille, près de la gare de Lille Europe, propose une formidable exposition de 150 œuvres contemporaines choisies parmi les 4000 œuvres de 18 collectionneurs venus de la seule grande région de Courtrai. Les immenses espaces du Tri Postal sont propices à ces œuvres souvent de grandes dimensions. On y retrouve Francis Alÿs, Michael Borremans, Gerhard Richter, Joseph Beuys, Louise Bourgeois, Thomas Schütte, Mike Kelley, Paul McCarthy, Dan Graham, Wim Delvoye, et tant d’autres (80 artistes) (lire ci-contre). Impressionnant. Comme pourrait être le musée d’art contemporain que nous n’avons pas.
18 collectionneurs
L’idée de sortir ces "passions" de leur secret est née il y a quatre ans, à Lille. Ces grands collectionneurs viennent souvent y visiter le Tri Postal. Et Stefaan De Clercq, l’ex-bourgmestre de Courtrai qui les connaît tous très bien, est un proche de Martine Aubry, la maire de Lille. Avec l’aide de la commissaire Caroline David et du collectionneur André Gordts, ils ont eu l’idée, qu’ils ont menée à bien, de présenter au public la richesse de ces collections.
Ils ont fait un choix : se limiter à Courtrai et alentours. Presque tous les collectionneurs ont accepté. Mais il en existe toujours de nouveaux comme cet homme d’affaires qui a brillamment réussi, très inspiré par l’art et les artistes, et qui achète à tours de bras depuis cinq ans (de Mona Hatoum à Parmiggiani) dans le but de construire un musée privé de 10 000 mètres carrés avec des résidences d’artistes !
Les 18 collectionneurs présents à Lille ont souvent demandé l’anonymat, ils aiment la discrétion. Exposer leurs choix divers dans un vrai espace muséal ôte certes une partie du charme d’une collection privée marquée par l’œil incomparable du collectionneur (souvent un vrai "drogué" des achats d’art) et par l’accrochage dans leurs maisons privées. Mais comment faire autrement ?
Les premiers exemples
Pourquoi tant de collectionneurs en Flandre et quelles sont leurs caractéristiques ? Il n’y a pas de réponses simples. Certes, la Flandre a une vielle tradition d’art et de collections depuis les Primitifs et Rubens. La Flandre catholique compte aussi bien plus de collectionneurs que les Pays-Bas protestants où on répugne à afficher sa richesse mais où fleurissent de très grands musées publics que la Belgique n’a pas. À part le Smak, sous l’impulsion de Jan Hoet, l’État a très peu investi dans l’art contemporain et quasi rien à Bruxelles et Liège.
L’art des derniers trente ans se retrouve plutôt dans les collections Vanmoerkerke, Vanhaerens ou Herbert. Et chez ces collectionneurs courtraisiens.
Il y eut des mentors comme Jan Hoet et de glorieux prédécesseurs. Filiep Libeert, un des plus grands collectionneurs à l’expo (il a plus de mille pièces souvent majeures), nous explique qu’il fut fasciné dans son enfance quand il visita la maison de Tony Herbert à Courtrai aux murs couverts de tableaux expressionnistes flamands et se jura de faire de même. Il découvrit aussi la fabuleuse collection de Roger Vanthournout à Izegem, qui fut aussi un modèle pour lui. Anton Herbert, le fils de Tony, est devenu à son tour un immense collectionneur à Gand et Jocelyne Vanthournout, fille de Roger, collectionne de même à Courtrai. Il y eut aussi l’exemple parfait de la collection d’Herman Daled, aujourd’hui au MoMa.
Ces collectionneurs ont un flair célèbre, ils achètent tôt, quand les prix sont bas, repèrent les futurs talents et les suivent comme de vrais mécènes. "Si on est trop riches, on fait de mauvais choix", dit Filiep Libeert.
Souvent industriels ou de professions libérales, ils ont très vite appris à sortir de Flandre, à beaucoup voyager. Ils parlent de nombreuses langues, ils sont très ouverts à la nouveauté (une bourgeoise neuve, loin de l’"aristocratie", et en quête d’"autre chose" que leur procure l’art). Ils recherchent un art qui les interpelle, les touche, ils ne sont conseillés par personne.
Eros et Thanatos
Lieven Declerck est l’un d’eux, parmi les plus importants. Cet ancien gynécologue expose à Lille, dont les deux daims de Wim Delvoye s’accouplant dans la pose du missionnaire, comme les humains. "Je suis médecin obstétricien et le fil rouge de ma collection est bien Éros et Thanatos, c’est tout ce qui m’intéresse. Et les bêtes parlent mieux que les hommes." Plus loin, il nous indique d’autres œuvres de lui : une série de portraits par Rineke Dijkstra de femmes juste après l’accouchement, serrant leur enfant dans les bras.
Jocelyne Vanthournout a prêté la femme superbe et inaccessible qui accueille les visiteurs en se cachant les yeux. Et le grand miroir fracassé de Jim Hodges qui est en général dans son salon : "J’ai souvent rencontré l’artiste à New York. Il travaille aussi avec l’image de la toile d’araignée. Les brisures du miroir y ressemblent et, pour moi, cela suggère que les choses peuvent se casser mais aussi se reconstruire, se régénérer." Elle s’est enthousiasmée pour l’artiste d’origine vietnamienne Dan Vo qui a reconstruit la Statue de la Liberté en cuivre, et l’a divisée en morceaux. Quatre collectionneurs du Courtraisis en ont acheté des morceaux et celui de Jocelyne Vanthournout sera dans son jardin : "Dan Vo montre que l’image de l’Amérique des libertés que nous avons connue s’est fracassée, et qu’il faudra en recoudre un jour les morceaux."
Les artistes du futur
Filiep Libeert adore découvrir les artistes du futur. Devant un film déjanté de Ryan Trecartin (une sculpture-vidéo), il s’enthousiasme : "Cet artiste a capté les usages des générations jeunes actuelles. Je ne comprends pas tout, j’aime quand le sens d’une œuvre me résiste, mais je vois d’emblée l’i ntelligence de cet artiste. Dans dix ans, il sera aussi connu que Koons." À côté, il se coiffe (comme chacun peut le faire) d’une perruque flashy et se regarde dans le miroir (œuvre de Kathryn Andrews) : "Les artises et les visiteurs sont aussi des clowns."
Mimi Dussolier et Bernard Soens aussi étaient au vernissage pour détailler quelques œuvres de leurs collections. Ces collectionneurs échappent souvent aux effets de mode, agissent au feeling, ont une grande générosité pour soutenir sur la durée ces jeunes qu’ils découvrent. Mais quel peut être l’avenir de ces collections alors que, comme le dit Martine Aubry, "L’aide de l’État est nulle" ?
Philiep Libeert juge qu’il n’y a "aucune vision en Belgique" et que, s’il doit un jour donner des œuvres, ce sera à la Tate. Lieven Declerck a déjà réglé tout et légué sa collection à ses enfants. Aucun musée belge ne pourra plus acquérir des collections pareilles. Raison de plus pour voir à Lille ce que Tanguy Eeckhout appelle "cette audace mentale, ce sentiment qu’ils ont de vivre pleinement l’aventure du monde de l’art avec la découverte de nouveaux talents (devenus entre-temps des vedettes) et d’être les premiers à acquérir leurs œuvres".
Passions secrètes, collections privées flamandes, au Tri Postal à Lille, jusqu’au 4 janvier. De 12 à 19h en semaine, de 11 à 19h le week-end. Fermé lundi et mardi. Infos: www.lille3000.eu