Berlinde De Bruyckere: l’exposition à ne pas manquer
Le grand événement de l’automne en Belgique sera cette magnifique exposition de l’artiste gantoise. Le Smak à Gand expose ses arbres, ses chevaux, ses corps, en cire peinte. Un moment bouleversant d’intense beauté et d’émotion si humaine. Visite en avant-première, en compagnie de Berlinde De Bruyckere.
Publié le 11-10-2014 à 11h24 - Mis à jour le 13-10-2014 à 07h47
A la dernière Biennale de Venise, ce fut un choc. Berlinde De Bruyckere avait couché dans la pénombre du pavillon belge, comme un énorme corps couché. Un Saint Sébastien fait d’un orme frappé par une tempête en France. Elle avait repris l’arbre dans son atelier pour en faire un « double » en cire. Réassemblant les branches avec amour, cautérisant les plaies, bouturant les branches, disposant des coussins et des bandages entre les blessures de l’arbre.
Un corps métamorphosé en arbre dont la peau rugueuse, l’écorce, était de la cire peinte souvent de rouge, parfois de vert et de bleu, les couleurs de la chair et du sang.
Cette oeuvre majeure est au centre de la grande exposition que Berlinde De Bruyckere présente au Smak, à Gand, à partir du samedi 18 octobre. Un événement à ne pas manquer car curieusement, l’artiste gantoise, montrée partout dans le monde, n’avait quasi jamais eu de grande exposition en Belgique !
Celle-ci, forte du succès de Berlinde à Venise, ira ensuite au Gemeente museum de La Haye et dans le merveilleux musée en forme de cube de verre que Peter Zumthor a construit à Bregenz.
La beauté des arbres
On retrouvait jeudi, à Gand, Berlinde De Bruyckere, dans la salle du Smak où elle a déposé cette énorme sculpture appelée « Kreupelhout », « bois à brûler ».
Cette fois, la grande salle est lumineuse. Finie l’obscurité du pavillon vénitien. La lumière zénithale est juste un peu tamisée et le sol, comme sur tout l’étage, a été refait à sa demande : le bois a été frotté et patiné d’une belle couleur grise. L’effet est tout différent qu’à Venise, mais le choc est tout aussi grand.
Dans une salle à côté, elle a placé deux armoires anciennes. Berlinde utilise toujours des feuilles de papier anciennes, pour ses nombreux dessins et du mobilier et des objets anciens trouvés chez les brocanteurs pour recevoir ses sculptures : armoires, cloches en verre, etc. Car ses sculptures sont ainsi hors du temps, de tout temps.
Dans ces armoires, elle a placé des troncs d’arbres, faits de cire moulée sur le corps des arbres, peints de cette couleur striée de rouge. Dans le registre inférieur, elle a disposé d’anciennes couvertures de son atelier, mises en tas, comme pour protéger les racines.
Depuis toujours, les arbres la fascinent. Elle y voit la beauté, mais une beauté qui cache un danger menaçant. "Il n’y a pas d’arbre qui n’ait senti la force du vent." Dans ses sculptures, les corps deviennent parfois des branches d’arbre. Ces corps devenus arbres nous retirent du monde des humains pour nous replonger dans le cosmos foisonnant. Parfois, l’arbre devient la seule figure dans son travail. Ils sont alors alignés dans une grande vitrine comme pour être définitivement protégés des prédateurs. Ou sous forme de branches, les arbres sont serrés contre le métal et les épines, en une offrande chamanique ou religieuse.
« L’arbre chaque année meurt et ensuite, revit. J’adore me promener sous les arbres. Cela me calme, je vois que la vie continue. Le moment où je suis la plus heureuse est quand je suis seule en forêt et que j’en entends les bruits ».
La métamorphose
L’exposition n’est pas un rétrospective. On n’y retrouve pas ses premiers travaux sur le thème de la couverture. Elle n’est pas non plus chronologique. Elle mêle des oeuvres d’il y a dix ans à d’autres très récentes.
Le visiteur débouche alors sur les corps sans tête, accrochés, ou couchés sur des socles. Toujours dans cette cire verdâtre peinte, des corps étirés, déformés, qui parfois se transforment en branches ou en bois de cerf, « comme Actéon transformé par Artemis en cerf ».
Toujours l’amour et la mort sont mêlés, Eros et Thanatos.
La vulnérabilité, la fragilité et la solitude en sont un fil conducteur. Elle puise son inspiration dans l’histoire de la littérature et du cinéma, mais témoigne aussi dans son travail artistique d’un grand amour pour les maîtres anciens comme Lucas Cranach et Antonello da Messina.
Berlinde De Bruyckere travaille avec des corps de chevaux, des arbres, des corps humains et animaux et met particulièrement l’accent sur la composition et la texture de ses sculptures : le pelage brillant des chevaux, l’épiderme cireux des figures humaines qui laissent percer le rouge et le bleu du sang et des artères, les boursouflures des blessures. « La peau est indispensable, c’est ce qui nous contient, ce qui est visible de chacun ».
"Mon esprit me porte à chanter les formes changées en corps nouveaux", écrit Ovide dans ses "Métamorphoses". « La métamorphose me donne de l’espoir. Celui qu’après ma mort, il y aura quelque chose qui renaîtra, une nouvelle étape dans le cycle de la vie. Et cet espoir est pour moi très important. "Le livre des Métamorphoses" d’Ovide est une bible pour moi. Un recueil essentiel à mes idées. »
« Mes sculptures parlent tout autant du désir que de la souffrance. Je mêle toujours Eros et Thanatos. Il y a toujours quelque chose de beau et de doux qui vient s’ajouter à ce qui paraît dur. Je transforme d’ailleurs le matériau le plus fragile - la cire - en quelque chose de dur, par des armatures de fer ou de bois. Jan Hoet le disait déjà : « L’art parle de vie et de mort. S’il n’est pas question de cela, c’est de la décoration ».
La boucherie paternelle
Berlinde De Bruyckere est née à Gand, en 1964. Fille unique, son père tenait une boucherie, aidé par sa mère. « C’est vrai que je suis habituée depuis mon enfance au contact des carcasses de viande et à ne pas craindre la mort. Mais ce que je fais est tout différent. Chez moi, ce n’est plus du tout de la viande, je redonne vie à l’animal mort, je lui témoigne du respect. Quand j’ai dit, très jeune, à mes parents que je voulais devenir artiste et suivre à 17 ans des cours d’art, ils étaient inquiets pour mon avenir. Il n’y avait jamais eu d’artiste chez nous, même si à leur manière, mes parents et grands-parents étaient très créatifs. Mon grand-père était fermier et très innovant dans la manière avec laquelle il greffait les arbres et bouturait les fleurs. »
Dans une petite salle, presque intime, Berlinde a placé deux grosses « peluches » sur des armoires. Elles sont faites de bouts de couvertures qu’elle a cousu ensemble et qui enferment en leur sein, de vieux « doudous » d’enfants. C’est la douceur, la consolation de la vie qu’elle n’oublie jamais.
Au mur, comme dans toutes les salles, des séries de dessins admirables. Ce ne sont pas des dessins préparatoires de ses sculptures. « Je dessine depuis toujours, chaque dessin doit être une œuvre en soit. Je fais des séries sur un thème et je garde les meilleurs ». Berlinde De Bruyckere est aussi une vraie peintre, se revendiquant comme telle quand elle peint longuement au pinceau ses cires devenues sculptures.
De nombreuses sculptures montrent la « blessure », la cicatrice, le corps souffrant. Une blessure rappelant le sexe de la femme. Dans ses dernières oeuvres elle part d’un licol de cheval, d’un collier qui, à la fois, libère et enchaîne et qu’elle remplit de couches compliquées de tissus et de cire. « La blessure, c’est aussi, devenir mère dans la souffrance.»
Berlinde De Bruyckere est proche de Pasolini avec qui elle partage une lointaine origine intellectuelle et dont les films ont ponctué une de ses grandes expos. Elle aime les livres de Coetzee, le Prix Nobel avec qui elle a échangé de longues lettres avant Venise. Les murs de son atelier sont couverts d’images d’oeuvres de Grunewald, Van der Weyden ou Antonello da Messina qui ont été ses vrais maîtres. Elle s’inspire aussi beaucoup d’images de l’actualité. Celles de guerres et d’accidents qu’on voit tous les jours à la télévision lui semblent d’ailleurs plus mortifères et désespérées que ses oeuvres.
Le corps du danseur
A Gand, elle veut montrer que ses œuvres parfois si dures, qui impressionnent les visiteurs, sont surtout marquées par la vie. On connaît son amitié pour le grand chorégraphe Alain Platel. Leurs oeuvres respectives suscitent le même type d’émotions et d’humanité. Chez les deux, on y parle certes de la souffrance humaine, du corps de chair, du poids de la "viande" humaine, de la maladie psychique, de la solitude, mais aussi, et grâce à cela, de la beauté humaine, de l’extase.
Dans son merveilleux spectacle "C(h)œurs", Platel ouvrait d’ailleurs sur une longue scène d’un corps noueux se dévoilant lentement, hommage du chorégraphe à Berlinde. Et les corps en cire que Berlinde dépose comme sur des catafalques, ou qui se transforment en branches, ou en bois de cerf, revenant à la nature, sont des corps qu’elle a moulés sur celui de Romeu Runa, un des grands danseurs de Platel.
Les 25 et 26 octobre, dans une salle de l’expo, Romeu fera une performance en utilisant deux grands bois de cerfs traités en cire peinte et, à la fin, il les brisera. Les restes demeureront comme des témoins et une vidéo rappellera la performance aux visiteurs qui ne l’ont pas vue. « Trop de gens me disent : Berlinde, ce sont des corps morts. J’aime montrer que non, c’est bien vivant ».
Et puis, il y a les chevaux, les grands chevaux morts qu’elle trouve à la faculté vétérinaire de Gand et qu’elle traite, recoud, rassemble, noue dans des étreintes tendres. Dans la grande pièce avant du Smak, un grand cheval pend, accroché, et des personnages sans tête, décharnés et de cire verdâtre sont perchés en haut de poteaux comme s’ils y étaient de toute éternité. «La sculpture doit nous parler par son entièreté. Je ne mets pas de tête, car la présence d’un visage est trop direct et empêche ce dialogue ».
L’image du cheval mort était venue lors d’une exposition au Flander’s Field de Ypres quand elle avait découvert les images de la guerre 14-18 et ces chevaux tués, parfois soufflés au sommet des arbres.
Toute son oeuvre est un hommage à la beauté secrète qui se cache en l’humain, dans les arbres, dans les chevaux. Aux métamorphoses de la vie. Une beauté souffrante mais apaisante, qui rappelle les limites de l’homme dans ses tentatives désespérées de se détacher de son destin charnel et mortel.
--> Berlinde De Bruyckere au Smak, à Gand, du 18 octobre au 8 février.