Loisel et Tripp, marchands de plaisir
Les deux Français installés au Québec ferment leur "Magasin général". Une délicieuse série en neuf tomes qui raconte l’évolution d’un petit village québécois des années 20 vers la modernité. Un bijou d’humour tendre. Entretien.
Publié le 16-10-2014 à 22h26 - Mis à jour le 17-10-2014 à 14h38
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Magasin général" est ce qu’on pourrait appeler un feel good comics - que les Québécois, ardents défenseurs de la langue française s’il en est, nous pardonnent. Régis Loisel et Jean-Louis Tripp ont mis un terme à leur délicieuse série, avec un neuvième tome doux comme un soir d’été, tendre comme un fondant au chocolat. Et comme il se doit, tout est bien qui finit bien, à Notre-Dame-des-Lacs.
Au départ, les deux Français installés dans la Belle Province envisageaient de boucler en trois tomes la chronique imaginaire de la vie comme elle va dans un village québecois, au mitan des années 20. Leurs personnages ne l’entendaient pas ainsi.
C’est qu’il y avait beaucoup à dire, de Serge, le survenant aux talents multiples; du curé Réjean et de sa crise de foi; du mécréant Noël, qui se rêve capitaine; de Gaëtan, le "gentil" du village; d’Alcide, le coordonnier poète; de ces bigotes de (belles) sœurs Gadlu, des frères Latulippe; des Masicotte, des Roberge, de Jacinthe Tremblay. Et puis bien sûr de Marie, veuve de Felix Ducharme et propriétaire du Magasin général, qui fait à la fois office d’épicerie, de mercerie, de quincaillerie… puis de restaurant. "Quand son mari meurt (au début du premier tome), elle se retrouve sans enfant et se demande ce qui la retient dans ce village dont elle n’est pas originaire", explique Jean-Louis Tripp (auteur ou co-auteur de "Paroles d’ange", "Correspondance", "Jacques Gallard", "Le Nouveau Jean-Claude…). "Jusqu’à l’arrivée de Serge, ce survenant atypique qui vient de Montréal, qui a fait la guerre, qui a vécu en Europe, qui est cultivé, et surtout profondément humain. Il agit comme le premier domino. Il va éveiller Marie, et l’ensemble du village, à la non-cupabilité du plaisir." La morale catholique pèse encore de tout son poids, on n’est pas sur Terre pour se faire du bien.
Eloge de la tolérance
Car ce que conte "Magasin général", c’est la lente transformation du village, peu à peu gagné par la modernité. "Au départ, Notre-Dame-des-Lacs est très sclérosé, il y a encore des tabous collectifs extrêmement forts", poursuit Tripp. Au fil du récit, le village va s’ouvrir aux plaisirs de la gastronomie, aux joies de la coquetterie, au charleston, au libertinage, même. "Notre envie de départ, c’était d’écrire une histoire à la Frank Capra", rappelle Régis Loisel (auteur, entre autres des chefs-d’œuvre que sont "La Quête de l’Oiseau du temps" et de "Peter Pan"). "Dans les films de Capra, c’est toujours le naïf qui gagne", complète Jean-Louis Tripp. ""Magasin général", c’est le bonheur des petites gens", précise Loisel. "Mais c’est un bonheur dont la définition change." Tripp encore : "C’est quelque chose qu’illustre la discussion qu’ont les filles et les mères du village dans le dernier tome. La question dont il faut apporter la réponse, c’est comment avancer, en se trouvant soi-même. "Magasin général", c’est un récit qui parle d’émancipation, de tolérance." De Marie d’abord, qui va se découvrir femme lors d’un séjour à Montréal, puis du village dans son ensemble. "C’est comme dans un panier de chatons", ironise Tripp, "quand il y en a un qui bouge, les autres sont obligés de suivre le mouvement."
L’évolution ne se fait pas sans heurts, ni sans résistance. Mais les angles finissent toujours par s’arrondir. "On nous a dit : "Magasin général", c’est gentil, c’est plein de bons sentiments. Mais moi, c’est quelque chose que je revendique", insiste Tripp.
Avant l’avènement de l’indivualisme
Au cours des tomes précédents, Tripp et Loisel ont offert un appareil photo au personnage de Jacinthe Tremblay. La série se termine par une dizaine de pages, conçues comme un album de photos prises par Jacinthe pendant l’histoire, et après la dernière page de bande dessinée proprement dite. "Ce n’est pas une annexe, c’est l’histoire qui continue", jusqu’à dix ans de distance, précise Régis Loisel. "Avec ces photos, le lecteur dispose de tous les ingrédients pour la poursuivre. Avec une pointe de nostalgie. On avait envie que les gens feuillettent ces pages comme si c’était l’abum photo de Jacinthe. Pendant l’histoire, on voit qu’elle prend des photos, mais on ne sait pas à quoi elles ressemblent. Puis on commencé à en mettre dans les dernières pages de la bande dessinée, pour opérer la transition."
Tripp ajoute : "C’est comme si on se retirait sur la pointe des pieds et qu’on les laissait poursuivre leur vie sans nous." Mais sans aller trop loin dans le futur. "On aurait pu aller jusque dans les années 60, glisse Loisel, mais ça aurait été triste, parce qu’on sait ce que ce genre de village devient avec la modernité. On a préféré s’arrêter au moment où arrive l’électricité." Car la société moderne, poursuit Tripp, rend fou, contribue à l’avènement de l’individualisme. "En n’allant pas plus loin, on laisse la possibilité d’imaginer que, peut-être, ils pourront l’éviter."
"Magasin général", Loisel et Tripp, Casterman, 128 p. en couleurs, environ 17 €.