D’abbatiale en musée, de Soulages à Crommelynck
L’Atelier Crommelynck, premier invité temporaire du musée Soulages.
Publié le 30-11-2014 à 16h09 - Mis à jour le 01-12-2014 à 15h51
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Découvrir et aimer Soulages, de ses premiers brous de noix à ses derniers outrenoirs, ne peut se concevoir sans que l’on ait aussi fait le détour de Conques, à trente kilomètres de Rodez. Il y a vingt ans, l’artiste y a conçu 104 vitraux pour que la lumière veille sur des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle venus là de partout.
Comprenne qui pourra, il n’existe point encore de navette pour relier Rodez à Conques et offrir aux amateurs d’un peintre qui aura tout donné à son pays natal une aire de visibilité aussi rayonnante à travers le temps qu’à travers l’espace.
Car il faut aller à Conques. Comme Pierre Soulages y est allé enfant et s’y est découvert une vocation de peintre soudain illuminé par… la lumière. Il ne le savait pas, mais celle-ci sera toujours, près d’un siècle plus tard, le ferment de son combat avec peinture et matières, horizons et intrusions dans l’espace pictural.
Un blanc laiteux
Nous ne sommes point à même de détailler le blanc opaque, granuleux, du verre patiemment choisi, en Allemagne - quatre ans de quêtes, d’études et croquis de faisabilité -, par cet homme perfectionniste. Il voulait, à travers un verre inédit et 104 vitraux, chacun unique, obtenir, des combles au chœur de l’abbaye, l’ouverture lumineuse susceptible d’offrir, selon les heures, mille variantes colorées. Pari tenu.
Avoir la chance de passer deux heures de rêve dans une abbatiale réputée pour sa noblesse, sa situation privilégiée au cœur d’un massif de châtaigniers roussis par l’automne, se partage comme on peut. Anne Romiguière, retenez son nom, est une guide passionnée, une chercheuse qui met à profit ses connaissances de terrain.
Conques en Rouergue, modeste, 90 habitants, mais de riche passé (ses vieilles demeures préservées en témoignent), est un village qui chante l’été avec ses pèlerins et se repose l’automne venu.
Il fallait, à Conques, remplacer des vitraux des années cinquante, trop vivement colorés, de figuration trop datée. Pierre Soulages, 75 ans à l’époque, accepta, incapable de refuser de donner du corps inédit à ses souvenirs de gamin épris d’aventure.
Donner à voir le jour qui passe et s’efface aux 30 000 pèlerins l’an n’était pas évident. Soulages orchestra sa mission en homme épris de sagesse, de savoir, de découverte et d’audace. Lui, le peintre du noir qui luit, donna vie à un blanc rébarbatif aux outrances chromatiques.
Tympan magique
Réchappé des outrages révolutionnaires, le tympan de l’église Sainte Foy est exceptionnel. Pur joyau, il a conservé ses pigments médiévaux. Il est peut-être le seul en son cas. Des sculpteurs locaux l’ont taillé et dix ans auront été nécessaires à la réalisation de ses vingt-quatre panneaux très subtilement composés. Superbe travail des vêtements, figures saintes ou démoniaques, bleus, rouges et jaunes qui tranchent, le ciel et l’enfer, la parure de l’église émerveille. Sobre, épurée, légèreté de son élévation de vingt-deux mètres sous la voûte, sa verticalité vertigineuse : l’intérieur de l’abbaye appelle au silence.
L’esprit d’ouverture qui y règne, Soulages l’a voulu pour ses vitraux. Plus de 300 essais furent nécessaires pour parvenir à ce que chaque lame de verre soit composée de cinq variations de grains fondus ensemble. L’artiste a inventé un verre qui n’existait pas. Il s’est ensuite penché sur l’aspect créatif en cherchant des variations pour chaque vitrail : grandeur des lames, épaisseur des grains, harmonie entre les barres en inox peint et le cadre… Selon l’heure, la saison, les variations lumineuses peuvent passer de l’ocre au violet plus ou moins bleuté, au blanc, au gris. Parfois, à l’extérieur, la pierre s’y reflète. "Soulages ne voulait pas de symétrie car la nature n’est pas symétrique. Il voulait que l’œil voyage."
L’Atelier Aldo Crommelynck
A Rodez vous attend, implanté dans le jardin du Foirail, massif et léger dans son architecture d’airain, le musée de 6500 m² dessiné et conçu par le cabinet catalan RCR. Un bâti composé de plusieurs parallélépipèdes bas et allongés, subtilement intégrés dans l’environnement. Nous avons décrit, lors de son ouverture en mai, le musée, son patrimoine permanent. Franc succès : 180 000 ardents l’ont visité en six mois, de nombreux Belges parmi eux. A l’intérieur, un film de Jean-Noël Cristiani évoque, en 51 minutes passionnantes, la "Naissance d’un musée".
Soulages a accepté l’idée d’un musée éponyme à la condition expresse que 500 m² y soient réservés à des expositions temporaires réalisées en dehors de toute intervention de sa part. Premier invité : l’Atelier d’Aldo Crommelynck (1931-2008), né à Monaco de père belge, le dramaturge Fernand Crommelynck, auteur notamment du "Cocu magnifique". Aldo Crommelynck ayant contribué à la renommée internationale de l’estampe et le musée conservant tout l’art gravé de Soulages, cette première incursion de l’extérieur était appropriée. Elle étonne et ravit.
Conçue par la Bibliothèque nationale de France, l’expo est superbe. S’y rencontrent les dix dernières années d’estampes de Picasso - série "Le peintre et son modèle" et planches érotiques - pour qui Crommelynck avait créé un atelier spécial jouxtant sa maison de Mougins, et les estampes qu’à Paris ou New York le maître graveur composa avec de grands artistes européens et américains.
De blanc parée, la salle clame ses couleurs, les particularités de chacun, de Braque à Masson, de Miró à Hockney, de Clemente à Penck. Les Américains ne sont pas en reste : Jim Dine, Peter Blake, Dan Flavin, Claes Oldenburg, Ed. Rusha, David Salle, Jasper Johns, James Brown. Et la seule estampe réalisée par Jean-Michel Basquiat. Une belle expo mémoire et vérité. Un musée à voir, à revoir.
Musée Pierre Soulages, avenue Victor Hugo, 12000 Rodez. Catalogue. Jusqu’au 8 mars. Infos : www.musee-soulages.grand-rodez.com