Jeff Koons, le miroir frigide de notre vide
L’exposition Jeff Koons au Centre Pompidou est l’événement de l’automne à Paris. L’artiste si controversé, star des marchés et de l’automarketing, a su imprimer une « marque » mondiale. Une œuvre sans émotions, sans chaleur, mais à l’image de notre siècle vide et technique.
Publié le 04-12-2014 à 17h45 - Mis à jour le 04-12-2014 à 18h18
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Il faudrait être tombé de la lune pour ne pas savoir que le Centre Pompidou à Paris vient d’ouvrir la première rétrospective Jeff Koons, la plus grande en tout cas, pour l’artiste le plus cher du marché comme le répètent les médias. En 2013, chez Christie’s, sa sculpture « Balloon dog (orange) » fut adjugée 58 millions de dollars, un record pour un artiste vivant. Les plus gros collectionneurs en raffolent : François Pinault, le financier new yorkais Steven Cohen, le richissime entrepreneur grec Dakis Joannou, l’Américain Eli Broad. Ils paient des millions de dollars pour avoir leurs Koons (en Belgique, la collection Vanhaerents a prêté un Koons au Pompidou) . L’artiste a, de plus, toujours été supporté par les meilleurs galeristes. Découvert à ses débuts par la prestigieuse Ileana Sonnabend, ce sont aujourd’hui les locomotives du marché de l’art, Gagosian et David Zwirner, qui portent « la marque Koons ».
Archi connu, Koons éveille les passions. Sa venue à Versailles avait suscité un tollé chez les plus conservateurs. Si à New York, au Whitney museum, cette rétrospective a connu un grand succès public (400000 visiteurs) et critique, sa venue en France suscite plutôt sarcasme, perplexité, voire incrédulité.
Mais commençons par visiter cette exposition avant de tenter de décrypter le phénomène. L’expo au Pompidou est une occasion unique de se faire une opinion sur un artiste capable de déclencher autant de commentaires que de dollars.
Un magasin d’électro-ménager
L’exposition menée par Bernard Blistène, le directeur du musée d’Art moderne, est sagement chronologique, déployée par séries dans des espaces fort ouverts où on peut déjà découvrir les oeuvres des espaces suivants. Forcément, il n’y a plus là, l’humour bienvenu de voir des Koons dans les appartements de Louis XIV à Versailles.
Le début ressemble à un magasin d’électro-ménager avec des aspirateurs sous vitrines, ou sur des néons (allusion au minimalisme de Dan Flavin). Jeff Koons expose aussi des jouets en plastique gonflables (lapin, etc.) achetés sur les marchés. Sur les cimaises, des reprises à l’identique de publicités d’époque. Jeff Koons est alors post-Pop art, désireux de « porter » la culture populaire américaine et le consumérisme au niveau de l’objet d’art.
Il continua dans cette voie en coulant en bronze des objets sportifs comme un tuba de plongée ou un canot gonflable. Il digresse aussi autour du basket, le sport par excellence de l’ascension sociale possible et l’exprime en plongeant un ballon en équilibre dans un fluide comme l’homme dans la société.
Peu à peu, Koons amplifie les objets, les recrée démesurément. Il s’empare des bibelots kitschissimes de magasins de souvenirs pour en faire de gigantesques sculptures en bois, pierre ou céramique (Michael Jackson et son chimpanzé). Il dresse des autels surdimensionnés à l’artisanat populaire (« people ») le plus moche.
Tout s’enchaîne dans une ambiance très propre, froide, frigide, comme le reflet de la vacuité de notre temps. Il n’y a jamais d’émotions, pas de beauté, pas d’accusations contre la société. Tout n’est que miroir comme le montre sa série la plus célèbre des grandes sculptures en acier inoxydable chromés, recouvertes d’une laque de couleur translucide, d’apparence légère comme des ballons gonflés réfléchissant l’image de ceux qui les regardent, comme ce grand miroir bleu qui occupe tout un mur.
On lit que le « Hanging heart » rouge accroché par un petit noeud doré, pèse une tonne et a demandé des études approfondies (Koons fait appel au MIT et aux meilleurs techniciens) pour arriver à ce degré de perfection technique et cette impression de légèreté. Idem pour son célèbrisssime « Chien » fait de ballons qu’il décline en cinq couleurs comme chaque fois (rouge, magenta, argent, violet et or). Koons lui-même ne fait rien de ses mains mais dirige une entreprise de cent personnes et passe commande aux meilleurs ateliers (le bois en Bavière, le verre à Murano, etc.). Le coût de production de chaque œuvre est très grand.
La Cicciolina
Dans ce « gonflement », cette « inflation » de l’objet de consommation, il y a eu une parenthèse. Jeff Koons qui n’a jamais cessé de se mettre en scène comme un acteur de cinéma, avait réalisé pour la Biennale de Venise en 1990, une série très sexuelle de photos et sculptures de verre et marbre de ses ébats avec Ilona Staller, la Cicciolina, star du X. Aujourd’hui, il récuse un peu cet épisode relégué dans une salle à part, interdite « strictement », lit-on, aux visiteurs de moins de 18 ans. Koons voulait alors « dédramatiser » le sexe comme il l’avait fait avec l’art populaire. Une série qui ne se démarque pas des images porno qui fourmillent sur Internet, mais avec aussi une touche d’humour comme sa version très chaude du « Déjeuner sur l’herbe » de Manet. On sait que Jeff Koons tomba finalement amoureux de la Cicciolina, l’a épousée, en eut un enfant. Le divorce fut rude et Koons se remaria avec une assistante avec qui il a eu six enfants.

Ces dernières années, Koons a continué dans cette voie du mariage de la « low culture » et de la « high culture » (la sienne) en transformant en sculpture iconiques Popeye et Hulk. Mais il s’est aussi attaqué à tout autre chose. Il veut s’inscrire dans l’histoire de l’art et inscire l’histoire de l’art dans son travail. Il reprend sur ses tableaux des allusions et des références fortes à Courbet ou Manet, il s’empare de la statuaire antique qu’il reproduit à l’identique en blanc immaculé pour y déposer une boule de verre bleue et mystérieuse. Dans un cercle vertigineux, il s’empare de l’art classique pour le ramener au statut d’objet « people » et kitsch et pour le conduire ensuite dans sa version magnifiée.
De tout cela, on sort perplexe et frigorifié.
Jeff Koons au Centre Pompidou, jusqu'au 27 avril. A Paris avec Thalys, en 1h20, et 25 trajets par jour.
Il a pu créer des archétypes
Un commentaire de Guy Duplat
Que penser de cette accumulation d’objets de grands magasins américains de province ? Jeff Koons est un grand connaisseur de l’histoire de l’art. Il est lui-même collectionneur et a acheté par exemple, de nombreux Courbet Il a deux beaux Manet accrochés dans sa chambre à coucher. Il peut disserter à volonté sur le sens de son œuvre : « Tout ce qui existe dans l’univers est là, dit-il, tout ce qui vous intéresse est là. Mon travail est contre la critique. Il combat la nécessité d’une fonction critique de l’art et cherche à abolir le jugement afin que l’on puisse regarder le monde et l’accepter dans sa totalité. Il s’agit de l’accepter pour ce qu’il est. Si on fait cela, on efface toute forme de ségrégation et de création de hiérarchies. »
L’art de Koons n’a donc rien à dire d’autre que d’être là. On sait que le sujet en art importe peu : Manet a peint une asperge, Rembrandt une carcasse de vache, Duchamp a pris un urinoir. L’art de Koons est d’avoir fat de ce rien, une « marque » mondiale, comme le fit Warhol avec ses boîtes de Campbell soup. Jeff Koons a créé un chemin, a construit un miroir vide d’un monde vide. Il n’y a plus d’idéologies, plus de combats d’avant garde, on est entré dans un autre paradigme que la beauté, l’expressivité ou le message.
Jeff Koons a compris que d’autres valeurs primaient: le savoir-faire technologique d’abord et ses oeuvres demandent des technologies de pointe et Koons est un hyper-perfectionniste. Un sens du marketing ensuite et pour cela, toujours impeccablement habillé comme un trader new yorkais qu’il fut un temps, avec son sourire de jeune homme malgré ses 59 ans, il est un maître. Il a organisé la rareté de ses oeuvres pour soutenir la cote tout en jouant sur tous les tableaux comme le montre son accord avec H&M pour marchandiser son « balloon dog ».
Il y a certes un aspect moutonnier et purement spéculatif chez les mégacollectionneurs qui se copient les uns les autres, mais ils ne sont a priori pas idiots. Ils recherchent dans Koons cette « marque», cette « icône » reconnaissable. C’est cela aussi le rôle de l’art et de l’objet d’art. Ils veulent avoir leurs Koons dans leur panoplie de milliardaires comme ils veulent leurs yachts, leurs jets privés et leurs villas à St Barth et Megève. Pour ces hyper riches, les millions pour un Koons ne sont pas grand chose.
Personne ne sera ému par Koons ou séduit par la beauté, mais visiter l’expo c’est s’interroger sur la fonction de l’art, sur sa place aujourd’hui, sur son marché et surtout sur la société qui n’a plus comme utopies que des chimères gonflées de vent comme le montre Koons. Il a su créer des archétypes et faire de lui-même une œuvre comme Dali et Warhol l’avaient fait avant lui. Peut-être sa cote va-t-elle se dégonfler totalement comme une baudruche ? L’avenir le dira. Mais cette question vaut tout autant pour la société elle-même qui ne pourra continuer comme un train fou dans le brouillard avec comme seules lumières le marketing et la technologie.