Les secrets de Manet : son fils Léon, son amour pour Berthe
Deux livres éclairent les liens entre la vie de Manet et son oeuvre récolutionnaire. Sophie Chauveau parle des "secrets" de sa vie. Et Maureen Gibbon a écrit un "roman vrai" sur Victorine Meurent, le magnifique modèle d'"Olympia".
Publié le 05-12-2014 à 17h33 - Mis à jour le 06-12-2014 à 08h55
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Trois ans après la grande exposition Manet au musée d’Orsay (et celle qui suivit à la "Royal Academy" à Londres), Sophie Chauveau publie une nouvelle biographie du peintre, intitulée "Manet, le secret" qui éclaire les liens entre la vie passionnée du peintre et son rôle primordial dans la naissance de l’art moderne, un rôle qu’il garde même encore aujourd’hui auprès de nombreux artistes contemporains.
Edouard Manet (1832-1883) fut un grand bourgeois, né dans une famille aisée mais austère, un père haut fonctionnaire, une mère de belle lignée, deux frères proches de Gambetta. Il portait beau, se promenait dans les jardins des Tuileries en frac noir, chapeau haut de forme, lissant sa barbe rousse. Il avait le charme puissant et la répartie vive. Son ami Antonin Proust racontait : "Il se promenait autour de Manet une petite cour. Il allait presque chaque jour aux Tuileries de 2 à 4h. Baudelaire était là son compagnon habituel. On regardait curieusement ce peintre élégamment vêtu qui disposait sa toile, s’armait de sa palette et peignait".
Sa part d’ombre
Mais il avait sa part d’ombre. Comme ce fils, Léon, si souvent son modèle de jeune garçon sur ses tableaux, qu’il eut tout jeune encore, avec Suzanne Leenhoff, la belle Hollandaise, qui était le professeur de piano de la famille engagé par son père. Mais il ne pouvait pas avouer, ni cette liaison, ni cette paternité à son père. Et même après la mort de celui-ci, il ne dit jamais qu’il était le père de Léon, qu’il a cependant toujours aidé. Suzanne, qu’il épousera, lui apporta le calme et le réconfort nécessaires, mais Manet était un grand amoureux des femmes et en mourut, d’ailleurs, atteint d’une syphilis mortelle qui le tua à 51 ans à peine.
Sophie Chauveau évoque aussi longuement ce second secret douloureux : son amour infini mais largement platonique pour Berthe Morisot, en qui il voyait une peintre à son égal, et qui fut aussi son modèle pour des chefs-d’œuvre comme le "Balcon" où elle est cette gitane rêveuse et accoudée. Mais jamais ils ne purent devenir vraiment amants, empêtrés dans les convenances de la bourgeoisie, et Berthe épousa le frère de Manet.
Homme moderne, il s’intéressait aux nouveaux courants. Après avoir passé sa jeunesse à étudier les maîtres anciens et à les recopier (Titien, Tintoret, Delacroix, Vélasquez, le plus grand à ses yeux) et après avoir étudié chez Thomas Couture, le grand peintre académique de son temps, il se sentit plus proche d’un Baudelaire. Le grand poète composa un célèbre sonnet pour son tableau "Lola de Valence" dans lequel il a cette allusion érotique "au charme inattendu d’un bijou noir et rose" chez Lola. Zola aussi fut son ami et, un temps, son ardent défenseur. Puis, il fréquenta Mallarmé et le jeune Clémenceau. Il s’intéressa aux drames de son temps, peignant ainsi la dramatique "Exécution de Maximilien".
Paradoxale envie
Sophie Chauveau montre comment toute sa vie, Manet fut obsédé par le désir paradoxal d’être reconnu, admis au Salon officiel. Mais comme dans sa vie sentimentale partagée entre les femmes, il vivait cette dichotomie entre le vœu d’être reconnu et sa force indomptable de vouloir peindre ce qu’il voyait, la réalité de son temps, ce que refusaient les "officiels". Comme il le disait toute sa vie, "J’ai fait ce que j’ai vu" : pas d’académisme, pas d’idées préconçues, c’est la peinture qu’il traque.
On connaît son célèbre goût pour le noir, sa touche forte et épaisse. Même s’il refusa toujours d’être assimilé au courant nouveau des impressionnistes qui, eux, le voyaient comme leur "père", il n’a pas été insensible au choc des couleurs et de la lumière. Comme les impressionnistes, il fut aussi occupé par la vie mondaine et tenté un moment par le plein air.
Finalement, en quoi Manet était-il moderne ? Il l’était parce qu’il avait intégré l’idée de la relativité du beau et que chaque époque devait inventer une beauté conforme à son temps. Il avait compris que les genres n’étaient plus cloisonnés et qu’une histoire nouvelle naissait. Il combinait politique et esthétique, l’héritage des grands peintres du passé et révolution, portrait psychologique et réalisme, grandes touches et lumière, noirs profonds et joie du plein air.
"Manet, le secret", Sophie Chauveau, Editions Télémaque, 380 pp., env. 22€.
Victorine, si libre, si fière
L’auteur américaine Maureen Gibbon s’est intéressée à Victorine Meurent, cette brunisseuse dans un atelier d’argenterie qui aimait plaire aussi aux dandys. Manet, jeune trentenaire plein de charme, la séduit et Victorine et Edouard partagent alors quelques années de passion érotique et artistique dans l’atelier. Elle devient son modèle, le plus célèbre de l’histoire de l’art, celui du "Déjeuner sur l’herbe" et d’"Olympia". Manet menait une triple vie : sagement dans sa famille, en secret chez Suzanne et leur fils Léon et à l’atelier avec Victorine. "Mon Dieu, quelle histoire", disait déjà Philippe Sollers à son égard. "Manet la rencontre, la devine, sait très bien discerner en elle l’énergie intense qu’il faut pour aller plus loin dans la peinture." Victorine, c’est la tension entre la beauté offerte de la femme et la provocation du regard.
Combinant faits réels et invention romanesque, Maureen Gibbon nous fait pénétrer dans l’atelier de Manet et nous fait comprendre ce lien si étroit (nécessaire ?) qui peut exister entre le peintre et son modèle, entre la passion sexuelle et la création d’une œuvre d’art. Manet aurait-il pu réaliser ses chefs-d’œuvre "Olympia" et le "Déjeuner" s’il n’avait fait tant et si bien l’amour avec Victorine ? On y rencontre aussi Stevens, le peintre belge si célèbre alors mais qui évoque l’antithèse de Manet, en étant le portraitiste des bourgeois, magnifiant leur réussite alors que Manet fait d’une ouvrière l’icône du désir. Victorine découvre par Manet le secret de la peinture, les couleurs, et que "dans la nature, il n’y a pas de lignes, rien que des couleurs juxtaposées. Une tache à côté de l’autre." Maureen Gibbon abandonne Manet et Victorine après "Olympia". Mais on sait que Victorine, ayant pris son indépendance, devint peintre elle aussi et exposa même au Salon officiel ! L’histoire de l’art n’a pas retenu ses peintures mais bien son rôle d’égérie, de lumière si libre, amenant Manet à créer l’art moderne, l’art de son temps.
"Rouge Paris", Maureen Gibbon, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Deniard, Christian Bourgois, 284 pp., env. : 20 €
Le scandale inouï d’"Olympia"
Le livre de Sophie Chauveau rappelle le scandale inouï que fut l’"Olympia" de Manet. On a de la peine à imaginer aujourd’hui un tel charivari.
"Olympia" nous fixe dans les yeux. Elle est nue, fardée, avec ses bijoux au cou et au bras, un nœud rose dans les cheveux. Allongée sur le divan, les draps défaits, elle a la pose de la "Vénus d’Urbino" du Titien, ou une pose rappelant "Bethsabée au bain" de Rembrandt. Mais, en même temps, que de différences ! Elle n’est plus une déesse, une beauté mythique comme le faisaient Titien ou encore Cabanel à l’époque de Manet.
Voyeurisme
Non, c’est une femme de son époque, une prostituée attendant le client et qui vous fixe dans les yeux, avec assurance, ayant à ses pieds un chat noir baudelairien qui se hérisse avec sa queue dressée en point d’interrogation. Elle nous force à devenir le voyeur de sa beauté et de son désir frémissant. Cette femme est Victorine Meurent (lire ci-contre) et le nom d’Olympia est une allusion à Vélasquez qui peignit une hétaïre de ce nom, une favorite du pape Innocent X.
"Faisandée"
La réaction des visiteurs venus en masse pour s’esclaffer au "Salon des refusés" est décrite ainsi : "Un attentat contre un roi, un incendie à l’échelle d’un pays, rien n’est comparable à la déflagration d’‘Olympia’. Le tollé, le brouhaha, une fureur délirante. A mourir de honte, étouffer sous ces torrents de boue qui déferlent."
Les journaux s’en donnent à cœur joie : "Cette Olympia, sorte de gorille femelle, grotesque, en caoutchouc cerné de noir. La main se crispe dans une sorte de contraction impudique. Les femmes sur le point d’être mères et les jeunes filles si elles étaient prudentes feraient bien de fuir ce spectacle."
Ou encore : "La foule se presse devant l’Olympia faisandée. L’art descendu si bas ne mérite pas qu’on le blâme. Ne parlons pas d’eux, regarde et passe, dit Virgile à Dante en traversant un des bas-fonds de l’enfer. La foule défile comme à la morgue, les gardiens sont débordés." Comme les journaux ont montré sa photo, des enfants dans la rue vont jusqu’à jeter des pierres sur Manet.
Bien sûr, il y avait eu déjà des nus semblables comme la "Maja nue" de Goya, "mais aucun n’était Victorine, trop libre, amante bohème, qui les regarde dans les yeux et défie le monde. Une si tranquille impudeur qui remet chacun en question, un trop-plein de réalité".
Sa chère Berthe
Et Manet veut peindre cette réalité : "Montrer l’amour même vénal, le désir et la fatigue du plaisir. Oui, tout cela existe, vous le côtoyez chaque jour, à l’église ou au bordel."
C’est sa chère Berthe Morisot qui parle le mieux d’"Olympia", un tableau qu’elle juge, en le découvrant, "mieux que bien. Le bruit, c’est la faute du public, ce public grossier qui trouve plus facile de parler de vice que de regarder, et qui ne comprend rien à cet art trop abstrait pour son intelligence."