La guerre comme si c’était hier, saisissant!
Le grand photographe belge de l’agence Magnum Carl De Keyzer, a restauré et agrandi à une échelle monumentale cent photographies de 14-18. Un choc et une merveille. L’écrivain David Van Reybrouck fait un parallèle avec une autre guerre : les suicides des jeunes aujourd’hui. Et on se souvient d’un poète dans les tranchées : Appolinaire.
Publié le 09-12-2014 à 13h34 - Mis à jour le 09-12-2014 à 15h16
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Bruges consacre à son tour, dans le Beffroi, une large exposition, en plusieurs volets à la guerre 14-18. On y trouve une « perle » : une centaine de photographies d’époque prises alors sur des plaques de verre mais restaurées minutieusement, et agrandies en format monumental par Carl De Keyzer, le grand photographe belge membre de l’agence Magnum. Il avait déjà fait un travail semblable et magnifique, sur le Congo, en restaurant des photographies sur verre du début du XXe siècle, prises dans les archives du musée de Tervuren. Chacune de ces photographies est comme un tableau, parfois très dramatique. Certaines sont en couleurs grâce aux premiers « autochromes » où la plaque de verre était recouverte de la fécule de pomme de terre au lieu du collodion. L’histoire a retenu le nom de ces photographes sur le champ de guerre : Jean-Baptiste Tournassoud, Isidore Aubert, Albert Moreau, etc.
Pour choisir ces 100 photos géantes, Carl De Keyzer a visionné des dizaines de milliers d’images venant des collections françaises, belges, allemandes, britanniques et australiennes et les a sélectionnées avec l’aide de David Van Reybrouck, écrvain (le formidable « Congo ») et historien.
Les enfants jouent à la guerre
Le passage de la rivière avec ses canards par une compagnie ressemble à un Constable. Les infirmières autour du mourant ont des lumières de Vermeer. Les images magnifiques des usines d’armes où officiaient les femmes dans la poussière et le noir, sont de vrais Constantin Meunier. Une série surprenante montre les enfants d’alors jouant à la guerre dans les rues.
Au-delà de la beauté formelle et souvent très construite de ces photographies, d’autres disent l’horreur comme ce paysage désert de boue et de tranchées vides d’hommes ou celle montrant la tombe improvisée d’un soldat. Ou le grand gisant du mort brûlé, comme le Christ mort d’Holbein.
La photographie montre aussi les champs de ruine totale des villes de Flandre et de France, la présence absurde de Sénégalais venus mourir pour nous. Le photographe a saisi un soldat seul peignant au milieu des ruines, le squelette décharné de ce qui fut une église, ou un Zeppelin abattu et couché sur le sol, géant pataud, ou encore ce sous-marin échoué sur la plage de Wissant comme une baleine morte.
Les corps morts au fond des tranchées sont comme un Jeff Wall. Et cette expo qui donne lieu à un livre publié aux Editions Hannibal, se termine par un saisissant face-à-face : d’un côté, les photographies léchées, dignes des Becher, des monuments belges photographiés par les Allemands en prenant soin d’évacuer tout humain. Et en face, une série où on voit des habitants du village de Vottem tenant à bout de bras devant l‘objectif les premiers morts de la guerre, afin qu’ils puissent être identifiés. Bouleversant comme du Géricault.
L’expo débute par des séries de photographies actuelles par des artistes de Magnum tentant de capter « l’impossible souvenir de la guerre ». Comme le travail d’Antoine d’Agata qui a photographié toute la ligne de front sans plus voir que des paysages boisés, vides, inquiétants. Viennent alors, ces image de 14-18, monumentales, « comme si la guerre s’était déroulée hier », explique Car De Keyzer.
« La guerre en images », Carl De Keyzer et David Van Reybrouck, jusqu’au 22 février au Beffroi de Bruges, Grand-Place, avec aussi un large évocation de Bruges en guerre.

Le suicide, un autre massacre
La guerre 14-18 tua des millions de jeunes dans ce que des historiens ont appelé « le suicide des empires ». David Van Reybrouck dresse dans le guide de l’expo offert à tous les visiteurs (en français aussi) un parallèle saisissant. Il y eut en 14-18, un grand nombre de jeunes morts en Flandre occidentale, mais, aujourd’hui encore, remarque-t-il, le taux de suicide des jeunes dans cette province est un des plus importants au monde. « Comment, explique-t-il, peut-on éclairer si fortement le passé de la guerre avec notre commémoration industrielle alors que nous laissons dans l’ombre de manière si explicite, si délibérée, notre présent embarrassant ? Le tabou masquant le phénomène du suicide n’est-il pas une astuce permettant de préserver l’illusion d’une société intacte, afin de ne pas devoir affronter la folie du présent. Il est bien plus facile d’honorer les victimes du passé, plutôt que les défunts actuels. C’est même plus confortable. Le souvenir aussi, peut être l’opium pour le présent. »
Il rappelle que chaque année, un million de personnes se suicident à travers le monde. Et que depuis 2000, le suicide a davantage tué que la Première guerre mondiale.
Durant cinq mois, l’écrivain basé dans le Westhoek, a interrogé des parents proches des victimes, des psychothérapeutes, un conducteur de train qui a vu six fois un jeune se jeter sous son train, etc. Il a rassemblé ces témoignages et les lettres d’adieu, en un lamento, « un chemin de croix le long des stations d’un chagrin invisible ».
Lire ces témoignages est poignant. Et là, il s’agit de drames d’aujourd’hui, d’une guerre actuelle sous nos yeux. Michaël, 22 ans, avait encore envoyé un SMS quelques instants avant de se tuer, disant à sa mère : « Ne t’en fais pas, je serai là ce soir ». An-Sofie, ergothérapeute, écrit : « J’espère pouvoir trouver maintenant la quiétude que je recherche. Dans cette vie, ce n’était plus possible. » Et Egidius, 28 ans : « Ne dites pas que je me suis suicidé ou que j’ai renoncé à la vie. J’avais déjà renoncé à la vie. »
Un « lamento » déchirant.

« Il pleut des yeux morts »
Dans le torrent de livres liés à la commémoration de la Grande Guerre, Gallimard a eu la bonne idée reprendre en « Edition blanche grand format, les poèmes d’Appolinaire Calligrammes, titrés aussi, « Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916) ». « Calligramme » car les mots s’y inscrivent parfois dans des dessins comme une calligraphie, tel le poème « La colombe poignardée et le jet d’eau ». Ce volume contient de plus le fac-similé d’un des 25 exemplaires, rarissimes et tous uniques, de l’édition originale de Case d’Armons, recueil autographié de 21 poèmes repris ultérieurement dans Calligrammes. Ces exemplaires ont été imprimés en juin 1915 «à la batterie de tir devant l'ennemi», à l’initiative du poète. Apollinaire est au front depuis avril 1915, rattaché à la 45e batterie du 38e régiment d’artillerie engagée en Champagne. Il a reçu l’autorisation d’utiliser pour l’impression le duplicateur stencil qui sert alors à la réalisation des papiers militaires. Avec l’aide de ses compagnons de front, Bodard et Berthier, il tire à l’encre violette sur papier quadrillé les quelques exemplaires de ce recueil vendu par souscription. Rehaussé de retouches manuscrites et de papiers collés, chaque exemplaire de Case d'Armons constitue ainsi un témoignage exceptionnel de la genèse littéraire et éditoriale de Calligrammes.
On sait qu’Appolinaire sera blessé à le tempe par un éclat d'obus le 17 mars 1916 alors qu’il lisait dans sa tranchée, « Le Mercure de France ». Il fut trépané peu après. Picasso le dessina, un bandage autour de la tête et la médaille sur le cœur, un dessin reproduit dans cette édition. Même si Appolinaire se remit de ce cette blessure, il resta affaibli et mourut le 9 novembre 1918 à 38 ans de la grippe espagnole. Apprenant la mort de son ami quand il se trouvait devant un miroir, Picasso en fut dit-on si troublé qu’il ne supporta plus ensuite de se regarder pour faire un autoportrait.
On lit dans « Case d’Armons », ces phrases écrites dans les tranchées: « Ne pleurez pas sur les horreurs de la guerre. Avant elle, nous n’avions que la surface de la terre et des mers. Après elle, nous aurons les abîmes, le sous-sol et l’espace aviatique ». « Ah ! Voyageur égaré, pas de lettres mais l’espoir, mais un journal. Le glaive antique de la Marseillaise de Rude s’est changé en constellation », « O France, embaume les espoirs d’une armée qui halète », et il parle de « cette nuit-ci où tant d’affreux regards éclatent dans le ciel splendide », « les obus caressent le mol parfum nocturne où tu reposes », « il pleut mon âme, il pleut, mais il pleut des yeux morts », « enfant aux mains coupées parmi les roses oriflammes ».
Appolinaire, Calligrammes, Blanche grand format, Gallimard, 35 euros.