"La chute des anges rebelles", le chef-d’œuvre de Bruegel, décortiqué
Une vaste étude montre le sens et la richesse de "La chute des anges rebelles", chef-d’œuvre du musée d’Art ancien à Bruxelles. Un tableau sur le combat entre le bien et le mal, à la veille de la révolte des Pays-Bas contre l’Espagne.
Publié le 15-12-2014 à 14h48 - Mis à jour le 18-12-2014 à 21h24
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Une vaste étude montre le sens et la richesse de "La chute des anges rebelles", chef-d’œuvre du musée d’Art ancien à Bruxelles. Un tableau sur le combat entre le bien et le mal, à la veille de la révolte des Pays-Bas contre l’Espagne.
Ce tableau est un des plus grands chefs-d’œuvre du musée d’Art ancien à Bruxelles. « La Chute des anges rebelles » est un des 40 tableaux (seulement) de Pieter Bruegel l’Ancien qu’on connaisse, un des trois que possède le musée. Il est un des favoris du public car ce combat de l’archange Saint Michel combattant le dragon à sept têtes (Lucifer) et les anges rebelles avant la création du monde, est une oeuvre très « boschienne », peuplée de monstres inquiétants et de créatures hybrides qu’on s’amuse à détailler longuement.
Mais curieusement, aucune étude complète n’avait été encore réalisée sur ce tableau du point de vue de son iconographie et de son histoire. Une chercheuse du musée, Tine Luk Meganck, a pu réaliser ce travail dans le cadre d’un « PAI », projet de recherche interuniversitaire, et ses travaux donnent lieu à la publication (en anglais) d’un livre passionnant.
On y voit comment un tableau peut « parler » et raconter son époque et témoigner de comment un capital culturel se forme et se transmet. Bruegel voyait ses tableaux comme des méditations sur la condition humaine.
Sur ses tableaux, on n’a pas de documents d’époque, ni a fortiori de la main de Bruegel. Mais le patient travail de Tine Meganck parle de lui-même.
Le nouveau Bosch

Le tableau de « La chute des anges rebelles » est réapparu en 1846 quand il fut acheté par les musées royaux des Beaux-Arts pour une somme faible car, différent des Bruegel postérieurs, on l’attribuait alors à un fils de Bruegel. On pensa ensuite qu’il était de la main de Bosch avant de découvrir en 1898, au dos du tableau, la signature de Pieter Bruegel l’ancien et la date de sa réalisation : 1562.
La date est capitale car Pieter Bruegel (ca. 1525-1569) déménagea au plus tard en 1563 à Bruxelles, où il s’établit rue Haute et se maria avec la fille de son maître Pieter Coecke van Aelst, ce qui lui ouvrit les portes des grands collectionneurs de son époque. C’est à Bruxelles aussi qu’il mourut très jeune en 1569 et sa tombe se trouve à l’église de la Chapelle.
Auparavant, Bruegel vivait à Anvers et travaillait pour l’imprimeur Hieronymus Cock, réalisant quantité de gravures à la manière de Bosch (1450-1516), mort certes cinquante ans plus tôt, mais dont la popularité restait immense.
On présentait alors Bruegel comme « le nouveau Bosch ».
En arrivant à Bruxelles, Bruegel changea. Il se lança cette fois dans la peinture destinée aux grands de son époque.
Placer Saint-Michel au centre de la composition est en lien avec le patron de Bruxelles, le Saint-Michel qu’on voit toujours sur la flèche de l’hôtel de ville et le thème du combat du bien et du mal cadre avec le sujet en 1562 de la « chambre de rhétorique » alors en vogue : « Qui peut maintenir le paix dans ces pays ? »
Cabinet de curiosités

L’étude de Tine Meganck montre comment ce tableau est un vrai cabinet de curiosités de son époque, à l’image de ces cabinets dont les princes raffolaient. En détaillant le tableau, on y retrouve un poisson-lune, « gonflé » quand il veut effrayer, qui venait d’arriver du Pacifique. Dans le bas, il y un casque de soldat sarrasin et un sabre ottoman. Un ange déchu se transforme en animal avec une carapace de tatou comme on en rapportait du Nouveau monde. Un ange rebelle est écrasé et se retrouve comme un homme nu paré des plumes d’Indiens d’Amazonie. Un monstre se transforme en cadran solaire. On repère un poisson volant, peut-être un aï.
Tout le tableau est truffé d’êtres hybrides faits de « naturalia» (curiosités de la nature) et d’« artificialia » (inventions de l’homme) venus des Wunderkammer. Destiné à des personnes cultivées, on y voit aussi des allusions à de grands artistes comme Albrecht Durer (à gauche ci-dessous: Apocalypse) ou comme ce turban rouge déployé au milieu des anges et qui renvoie à « L’homme au turban rouge » (à droite ci-dessous) de Jan Van Eyck, le maître absolu.

Si Bruegel est donc dans la suite de Bosch, il montre l’homme de son temps, ouvert à toutes les découvertes du monde, féru de « curiosités ».
On retrouve aussi l’iconographie classique. Lucifer a sept têtes à couper et on y retrouve les sept péchés capitaux (le paon pour l’orgueil, le coq pour la luxure, l’ours pour la colère, le dindon pour l’envie, le cochon pour la gourmandise, etc.).
Bruegel a peint la bataille perpétuelle entre les vices et les vertus. Mais ce tableau n’était pas destiné aux églises.
Guerre aux Pays-Bas
Tine Meganck ne peut démontrer avec certitude qui fut le commanditaire du tableau, mais elle établit des hypothèses fort vraisemblables et passionnantes.
En 1562, Bruxelles est administrée par les Habsbourg espagnols qui y ont envoyé comme gouverneur, Marguerite de Parme. Celle-ci peut s’appuyer sur le très puissant Antoine Perrenot de Granvelle, de la famille de conseillers de Charles-Quint et qui devint Archevêque de Malines, une position avec pouvoir politique aux Pays-Bas. C’était aussi un grand mécène et collectionneur d’art et d’objets exotiques. En face d’eux, il y a le prince Guillaume d’Orange alors très jeune mais qui deviendra le fer de lance des aspirations pour plus de liberté dans les Pays-Bas espagnols.
Ces trois protagonistes avaient leurs palais tout proches : le Coudenberg, la cour de Nassau (aujourd’hui Bibliothèque royale) et la cour d’Atrecht, palais de Granvelle (aujourd’hui galerie Ravenstein). Quelques années plus tard, ce sera la guerre. Philippe II envoya en 1567 son terrible duc d’Albe pour mater la rébellion des Pays-Bas. Et l’iconoclasme protestant frappa dans tout le pays.
Le tableau de Bruegel se place donc à la veille de ces événements sanglants.
Le commanditaire du tableau aurait été le Cardinal de Granvelle. Son rival, Guillaume d’Orange, grand collectionneur également, possédait une merveille : « Le jardin des délices » de Bosch (ci-dessous). Quand la guerre éclatera, Philippe II s’emparera d’ailleurs de ce Bosch et le transférera au Prado à Madrid, où il se trouve encore. Granvelle voulait un équivalent et Bruegel le lui peignit.

Ce tableau met en garde contre les débordements et les révoltes. Luther était alors qualifié par les catholiques de « Lucifer ». L’œuvre peut être vue comme une mise en garde contre les troubles qui vont surgir de la noblesse calviniste hollandaise.
Certes, fait remarquer Tine Meganck, un tel tableau pour un homme de pouvoir proche de Madrid comme le Cardinal de Granvelle, semble loin de l’idée d’un Bruegel « homme du peuple », mais, dit-elle, Bruegel fut d’abord un observateur de son temps et les opinions évoluaient très vite à son époque. Dans « La Chute », il montre un monde apocalyptique causé par le rébellion comme un aveertissement contre la discorde de son temps qui menace la paix et la prospérité.
La suite est au musée, pour y découvrir, « en vrai », tous les détails de ce tableau merveilleux.
Tine Luk Meganck, Pieter Bruegel the Elder, Fall of the Rebel Angels. Art,Knowledge and Politics on the Eve of the Dutch Revolt, Royal Museum of Fine Arts, 28 euros