Il y a un siècle, des oeuvres marquantes étaient exposées pour la première fois
En 1915, Marcel Duchamp fuyant l’Europe et la guerre s’installe à New York et entame "La Mariée mise à nu par ses célibataires, même". En Russie à Pétrograd, Kasimir Malevitch expose le "Carré noir" et Tatline ses "Contre-reliefs d’angle". Naissance des Burri, Motherwell, Mendelson et autres. Évocation.
Publié le 01-01-2015 à 18h22
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Alors que la guerre fait rage en Europe, en 1915, des artistes quittent le continent pour rejoindre l’Amérique où ils poursuivront temporairement une œuvre qui transformera définitivement la conception de la création artistique. Depuis quelques années, Kandinsky qui a quitté sa Russie natale a déjà imposé l’abstraction. Une vision totalement innovante qui n’a cependant pas encore atteint son degré ultime de radicalité. Dans son pays d’origine, certains s’appliquent, dans une perspective révolutionnaire, à instaurer une modernité qui plus tard sera contrecarrée par les pontes du nouveau pouvoir.
La peinture sans objet
Voici donc cent ans, Kasimir Malevitch, influencé par des formes graphiques présentes dans les peintures religieuses, expose son fameux "Carré noir" ou "Quadrangle sur fond blanc". La même année, il rédige son manifeste "Le Suprématisme ou le Monde sans objet". Le suprématisme réfute toute figuration et s’engage dans une voie non dénuée de spiritualité que Kandinsky rejoindra par d’autres chemins. Bien que d’une radicalité extrême - qui deviendra absolue avec le "Carré blanc sur fond blanc" -, ces peintures, d’une géométrie dont les irrégularités sont à peine perceptibles, laissent le champ d’exploration ouvert à d’autres formes. Souvent considérées comme l’ultime abstraction possible, elles sont au contraire des fenêtres ouvertes sur un autre monde, à conquérir, supérieur, esthétique et mental. Des générations s’y emploient encore avec pertinence.
Le spatialisme abstrait
Dans la même exposition "0,10" ouverte en décembre 1915, Tatline, dans l’angle opposé de la pièce, face au "Carré noir" placé dans ce que l’on appelle "le beau coin", expose une réponse spatialiste aux peintures en deux dimensions. Ses compositions tout aussi abstraites, constituées de matériaux les plus divers, quittent la surface plane pour conquérir l’espace. La sculpture non figurative prend ses élans sans pour autant quitter totalement la peinture car l’artiste russe, sans doute pour mieux affirmer le passage à la 3D, intervient picturalement sur ses éléments. C’est une autre aventure qui prend la route. Elle sera moins prolixe que les chemins picturaux mais n’entame pas moins une reconsidération qui engendre aussi le mouvement du regard et engage à des explorations multiples, toujours actuelles, dont s’emparera également et rapidement la photographie.
Pendant ce temps, un Hollandais devenu tout aussi célèbre, Piet Mondrian, ouvre également de nouvelles voies en procédant par la décomposition des sujets traités. En cette année 1915, il élimine toute figure représentative, s’en tient à une forme générale habitée de signes graphiques horizontaux et verticaux. Il nomme ces peintures "Composition". L’art abstrait s’ouvre en des directions divergentes en Russie, en Allemagne, aux Pays-Bas. Elles seront toutes explorées.
L’objet en tant qu’art
Contraste aux Etats-Unis où L’Exposition universelle de 1915 qui se tient à Los Angeles accueille, pour représenter la France, des Puvis de Chavannes, Manet, Degas, Monet, Renoir…, alors que débarque à New York celui qui va bientôt imposer comme œuvre d’art des produits manufacturés. Marcel Duchamp rejoint son ami Francis Picabia et le peintre suisse Jean-Joseph Crotti avec lesquels il partage un atelier. C’est là que la même année, toujours à la recherche d’une solution picturale inédite comme le montre superbement l’expo du Centre Pompidou qui lui est consacrée, il commence à travailler au "Grand Verre" aussi appelé "La Mariée mise à nu par ses célibataires, même". Il stoppe ses recherches en 1923 et conclut : "Je voulais remettre la peinture au service de l’esprit." La pensée conceptuelle prenait le dessus, mais l’œuvre, inachevée, restera un échec.
La même année, comme il le déclare, il pense au ready-made sans pour autant imposer le mot qui ne sera utilisé qu’en 1917 à propos de son fameux urinoir signé R. Mutt. "A New York en 1915, j’achetai dans une quincaillerie une pelle à neige sur laquelle j’écrivis "En prévision du bras cassé" (In advance of the broken arm). C’est vers cette époque que le mot ready-made me vint à l’esprit pour désigner cette forme de manifestation." Depuis, l’original de cette pelle étant perdu, les répliques sont des œuvres à part entière avec l’accord de l’artiste puisque pour lui, "un aspect du ready-made est qu’il n’a rien d’unique… La réplique d’un ready-made transmet le même message" .
La même année, deux conceptions modernes s’opposent : l’objet en tant qu’art de Duchamp et l’art sans objet de Malevitch. La modernité se radicalise autant qu’elle s’émancipe. L’art ne sera plus jamais le même.
Marcel Duchamp, La peinture, même. Exposition Centre Pompidou, Paris. Jusqu’au 5 janvier. Tous les jours de 11 à 21 heures, le jeudi jusqu’à 23 heures.
Quelques personnalités majeures de l’art sont nées en 1915
En fin de compte, les artistes dont l’œuvre est encore aujourd’hui reconnue d’importance majeure au plan national ou international ne sont pas très nombreux en cette seconde année de guerre. Ce n’est que tardivement, en 1944, que l’Italien Alberto Burri (Città di Castello - Beaulieu-sur-mer, 1995), médecin, prisonnier de guerre au Texas, tâte pour la première fois de la peinture. Déjà, le matériau pauvre et brut, le sac de jute, lui sert de support. Presque immédiatement il évacue tout effet décoratif et anticipe le mouvement de l’Arte Povera des années 60. Il est reconnu jusqu’aux Etats-Unis tel un précurseur, notamment par rapport à un Rauschenberg. Ses tissus cousus, tendus sur châssis, sont malmenés, tachés, chiffonnés et même blessés. L’artiste livre une vision tragique et pessimiste qui deviendra paroxystique au milieu des années 50 avec ses plastiques brûlés et odorants, avec ses bois noircis et consumés, avec ses tôles chauffées à blanc. Il sera à de nombreuses reprises des grands rendez-vous de Cassel et de Venise. Il explorera dans la même veine marquée de cicatrices, d’autres matériaux dont les résines.
L’une de ses réalisations majeures reste une intervention in situ en Sicile, en 1985, après un tremblement de terre et la destruction complète d’un village qu’il stigmatise par une chape de béton blanc.
Psychologique, poétique, symbolique
La seconde figure de proue est Robert Motherwell (1915-1991, Provincetown), l’Américain qui formé en philosophie et en art, s’installera à New York en 1940 après avoir sillonné l’Europe. Il y fréquente aussi bien Duchamp, les surréalistes que Jackson Pollock, Mark Rothko que Barnett Newman. C’est en se frottant à toutes ces têtes de tendances qu’il se forge sa propre voie que l’on résume souvent sous le terme d’expressionnisme abstrait. La réalité de son art est davantage complexe dans la mesure où ses grands collages, d’authentiques chefs-d’œuvre, aussi bien que ses peintures dont l’impressionnante série des "Elégies espagnoles" (1948-1965), s’enrichissent d’un contenu à la fois psychologique, poétique et symbolique car ses formes et ses couleurs évoquent la vie, la mort, l’angoisse, le vide et se chargent d’une valeur métaphysique.
On retiendra aussi l’artiste allemand Bernard Schultze (1915-2005, Cologne) dont les peintures baroques et tourmentées, parfois en relief avec additions de matériaux divers, dénotent d’un esprit taraudé par un imaginaire où se mélange l’histoire, les mythes et une bonne dose d’angoisse existentielle.
Pour la Belgique, à côté des Lambilliotte, Charles Try, Silvin Bronkart, deux figures antinomiques se détachent. Lode Matthijs (1915, Anderlecht - 1995, Sclayn), un peintre coloriste plutôt tendre qui s’attache à rendre des scènes de la vie courante dans une approche sobrement synthétique. D’autre part Marc Mendelson (1915, Londres - 2013, Uccle) qui fut en 1945 l’un des fondateurs de la Jeune Peinture Belge et se partagea entre diverses formes d’abstraction et un retour à une figuration libre et parfois fantasmée, le tout marqué par une belle énergie chromatique, notamment dans la toile "Chercheurs de lune par temps clair". En 2010, le musée des Beaux-Arts de Bruxelles lui rendait hommage notamment avec des œuvres de la collection.