L’Autre ou l’énigme du portrait
Double exposition très réussie au Palais des Beaux-Arts sur le portrait. Le premier volet montre son émergence dans les Pays-Bas du XVIe siècle avec des chefs-d’œuvre. Le second nous plonge dans le portrait actuel par de grands photographes, à l’heure du selfies et de la saturation des images.
Publié le 09-02-2015 à 14h08
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Double exposition très réussie au Palais des Beaux-Arts sur le portrait. Le premier volet montre son émergence dans les Pays-Bas du XVIe siècle avec des chefs-d’œuvre. Le second nous plonge dans le portrait actuel par de grands photographes, à l’heure du selfies et de la saturation des images.
Montrer l’Autre comme Dieu l’a créé
L’Autre reste une énigme. Son visage est à la fois comment il se présente à nos sens, mais c’est aussi un masque cachant un être à jamais inaccessible et irréductible à son portrait.
Le portrait réaliste fut longtemps interdit dans l’art byzantin ou médiéval, il ne s’agissait alors que de peindre les visages idéaux des saints. C’est avec la Renaissance et la montée de l’humanisme et de l’individu que les artistes commencèrent à représenter fidèlement les visages de leurs modèles. Le premier volet de la double exposition à Bozar se consacre à ce moment crucial, au XVIe siècle, dans les Pays-Bas espagnols, quand émerge ce nouveau genre pictural.
Une cinquantaine de portraits, souvent de grands musées internationaux, illustrent les contraintes des peintres d’alors. Ils devaient manœuvrer entre deux traditions : celle de la représentation idéalisée des visages par les peintres italiens et celle de l’hyperréalisme des primitifs flamands montrant le moindre poil de barbe. Ils devaient aussi tenir compte de l’émergence d’un protestantisme iconoclaste qui interdisait la représentation humaine que Dieu refusait. Si l’artiste passait outre à ce commandement, il devait au moins respecter l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire traiter son modèle comme il est, comme Dieu l’a fait, sans le flatter ni le caricaturer. Enfin, au XVIe siècle, le portrait jusque-là confiné aux rois et princes, devient l’affaire des riches bourgeois désireux de laisser ainsi la trace de leur passage fructueux sur terre.
L’autoportrait du peintre
On découvre ça, au fil des œuvres présentées. D’abord, le magnifique "Vieil homme de profil" de Quentin Metsys, qui ne nous épargne rien du ravage du temps sur un visage. Ou "L’homme au chapelet" de Michel Sittow, où un vieil homme se donne une image pieuse mais a le regard bien lointain (admirez le rendu des matières).
Un moment passionnant est la suite des autoportraits de peintres, un exercice encore plus délicat car quelle image veut-on donner ? Le peintre se connaît-il lui-même ? On dit qu’un être qui croit se connaître, n’est plus capable de créer. Seule l’incertitude sur qui on est, est créatrice.
On admire l’autoportrait de Joos van Cleve tenant une petite fleur rose en main, peinture destinée à sa fiancée ! Tout autre est l’autoportrait d’Anthonis Mor, des Offices à Florence. On y voit un homme soucieux d’afficher sa superbe, son habit somptueux, son goût des lettres. Juste à côté, le portrait qu’il fit de son maître, Jan Van Scorel.
Plus tard, les riches bourgeois commandèrent des portraits de couples. Le double portrait réalisé par Willem Key est typique des rapports de genre dans les familles d’alors, avec l’homme nous regardant fièrement dans les yeux et la femme baissant humblement le regard.
La matrone
Il y a des exceptions comme cet étonnant portrait d’une dame âgée, vraie matrone, volumineuse, sûre d’elle et de sa richesse, peinte par Frans Floris.
Peter Pourbus peint très joliment, de manière presque maniériste, les époux Jan van Eyewerve et Jacquemyne Buuck avec, en arrière-fond, des vues de Bruges. Ici, les deux mariés sont sur un pied d’égalité.
Qu’espéraient ces bourgeois par ces portraits ? Quelle éternité visaient-ils ? Quel message voulaient-ils faire passer ? Observez le riche col de chemise brodé d’or du cartographe, maître de Mercator, Gemma Frisius, peint par Maerten van Heemskerck. Il l’arbore alors que le code vestimentaire d’alors réservait ce luxe aux seuls princes. Et comparez ça avec l’ascétisme vestimentaire des calvinistes portraiturés.
Il est passionnant alors de voir ce que cet art du portrait, né quand l’image était rare, devient à notre époque. Une époque saturée d’images, mais où l’énigme de l’Autre est paradoxalement encore plus grande. Un thème capital quand on voit le monde de plus en plus individuel dans lequel l’Autre est de moins en moins reconnu dans son essence.
On y découvre (lire ci-contre) ce choc qu’est le portrait de Jan Hoet mort par Stephan Vanfleteren. C’est le visage même de la mort qui est portraituré, alors que le portrait de la Renaissance essayait en vain de conjurer la mort.Guy Duplat
--> Faces then, Faces now, à Bozar jusqu’au 17 mai.
Portraits démocratiques
Dans "Faces Now" à Bozar, les portraits de Thomas Ruff détonnent par la neutralité très marquée de l’expression des visages qui nous sont montrés. D’évidence, nous ne sommes pas devant des personnes dont on pourrait imaginer la vie, mais comme l’indique l’intitulé "Porträt", devant des représentations. Devant des images qui, toutes muettes qu’elles sont, trouvent le moyen de nous dire combien la société actuelle lamine les identités. En ce sens, elles justifient à elles seules l’idée centrale de cette exposition qui est de nous proposer un éventail du portrait photographique européen depuis la chute du mur de Berlin et surtout, dans sa continuité, depuis l’accélération du modèle libéral.
Anonymat
Les portraits de Thomas Ruff, même s’ils n’occupent qu’une petite partie de cette ample exposition, sont à cet égard clivants. Avec ceux de Denis Darzacq (des têtes recouvertes d’un casque de moto), mais aussi de Luc Delahaye ou de Rineke Dijkstra, ils disent le désenchantement d’un monde d’anonymat. Ils affrontent crânement, de tout leur minimalisme, l’expressionnisme exacerbé des Juergen Teller, Boris Michailov et Stephan Vanfleteren. Entre la désincarnation façon "Style documentaire" des uns et l’incarnation façon "Neo-réalisme" des autres, on retrouve en fait l’affrontement similaire dans l’entre-deux guerres entre l’esthétique froide de la "Nouvelle Objectivité" et celle réconfortante - mais tellement en trompe-l’œil - de la photographie humaniste naissante.
Les questions posées dans cette exposition sont de ce fait éminemment morales. L’anonymat et l’indifférence que celui-ci génère nous convient-il ? Choisit-on de continuer à nous repaître des masques des célébrités tout en ignorant nos voisins ou accepte-t-on d’aller à la rencontre de visages inconnus, sans doute marqués par la vie mais tellement plus riches comme le proposent Alberto Garcia-Alix, Anders Petersen ou Adam Panckzuc ?
Un autre paradigme
Beaucoup d’autres questions sont encore soulevées dans "Faces Now" et, c’est à souligner, avec la pédagogie nécessaire à leur complexité. Si les textes et la scénographie très réussie participent à cette clarification des enjeux du portrait aujourd’hui, c’est bien évidemment le parallélisme avec le portrait à la Renaissance de "Faces Then" qui est à cet égard le plus déterminant. Ce face-à-face si l’on peut dire, est en effet la plus belle illustration qui soit du changement de paradigme entre le portrait aristocratique de la peinture et celui démocratique de la photographie. Le premier en opérant une mise en majesté justifiait une position sociale, voire un ordre social. Le second quant à lui réaffirme sans arrêt les valeurs de la démocratie qui est dans ses gènes (la photographie pour tous) quitte à attester - comme le suggèrent les images d’urbains anonymes de Beat Streuli ou les typologies d’Ari Versluis & Ellie Uyttenbroek - la définition qu’en donnait au XVIIIe siècle un aristocrate aigri : "La démocratie, c’est la dictature du nombre."
--> "Faces Now. Portraits photographiques européens depuis 1990" Expo : Bruxelles, Bozar, rue Ravenstein 23. Jusqu’au 17 mai, ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h (jeudi de 10h à 21h).
--> Publication : Portraits photographiques européens depuis 1990, textes de Frits Gierstberg et d’Alicja Gescinska. Editions Hannibal/Prestel & Bozar Books, 240 pp., 39,50 €.