Ce que l’affaire du World Press Photo nous apprend
De nombreuses questions se posent après l’"affaire" carolorégienne. La crédibilité du concours du World Press Photo est mise à mal. La polémique permet aussi de comprendre les dangers qui menacent le photojournalisme.
- Publié le 05-03-2015 à 21h48
- Mis à jour le 06-03-2015 à 08h04
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Fondateur du musée de la Photographie à Charleroi, Georges Vercheval est non seulement un photographe, mais aussi un passionné de photojournalisme. Une discipline qu’il juge très importante et nécessaire de défendre.
Quels sont les enseignements à tirer de ce qui s’est passé dans le cadre de la polémique sur l’attribution du World Press Photo à Giovanni Troilo ?
On est face à un énorme problème, parce qu’il n’y a pas que le World Press Photo qui pose question. Chaque année, fin août, début septembre, je vais à Perpignan, où est organisé le festival "Visa pour l’image". C’est une grande manifestation internationale consacrée au photojournalisme. L’événement rassemble des milliers de photojournalistes. Ils sont 3 000 à 4 000 qui viennent de tous les pays. Il y a trente expositions présentées gratuitement et des projections. Et tous ces gens croient au photojournalisme, mais ils souffrent de ne pas pouvoir faire leur métier comme il faut ou comme ils pourraient. C’est extraordinaire. La plupart d’entre eux ont des choses à dire, mais ils vivent financièrement très mal de leur métier.
Pourquoi ?
Parce que de trop nombreux journaux et magazines se tournent vers les photos fabriquées au détriment de la véritable photo de presse. Cette dernière est rejetée au profit de ce qui se trouve dans des banques d’images ou de la photographie fabriquée. Vous savez, le World Press Photo est fait pour mettre en valeur la véritable photographie de presse, les gens qui ont des choses à dire, qui se donnent des missions et qui prennent des risques. Mais ces gens-là ont été mis de côté cette année avec l’attribution du prix à Giovanni Troilo. C’est un beau cas avec lequel on est allé très loin ! Que le jury ne se soit pas rendu compte que c’étaient des photos fabriquées et qu’ils aient finalement accepté, du bout des lèvres, de dire que le prix était retiré parce qu’une des photos a été faite à Molenbeek et non à Charleroi, c’est un peu gros. Il y avait une vraie raison pour ne pas attribuer ce prix à Giovanni Troilo, c’est que sa photo n’est pas une photo de presse ! C’est une photo fabriquée, faite par un photographe publicitaire qui, tout à coup, se dit "Je vais faire des trucs. J’ai un cousin qui habite à Charleroi. On va grossir l’affaire et voilà…". Moi qui ne suis pas photojournaliste - j’ai été photographe, j’ai été professeur de photographie et j’ai créé le musée de la Photographie à Charleroi - je considère que la photographie de presse est terriblement importante. On ne pourrait pas connaître notre histoire si on n’avait pas eu des gens comme Capa, Cartier-Bresson, etc. C’est la mission des journaux et des magazines de continuer à publier ceux qui font ce travail. Je me demande d’ailleurs pourquoi ils ne le font pas davantage. Le photojournalisme est en danger et il l’est depuis longtemps. Parce que les journaux n’envoient plus de reporters, ce qui coûte très cher, et qu’ils vont chercher les photos dans des banques d’images ou dans les grandes agences parce que c’est moins cher d’y prendre un abonnement.
Les agences, ce n’est pas du photojournalisme ?
Les agences comme VII (Seven, NdlR.) ou Noor, qui sont l’équivalent de ce qu’était Magnum voici quelques années encore, font du vrai photojournalisme. Il y a aussi plein de vrais petits photojournalistes qui s’associent au sein de collectifs et qui font du bon boulot. Mais ils en vivent très, très mal…
Ce n’est pas la première fois que le World Press Photo fait l’objet d’une polémique. En 2013, une photo récompensée a été accusée d’avoir été retouchée avec un logiciel. La technologie ne met-elle pas aussi en danger le photojournalisme ?
Il faut évidemment que le photographe lui-même ait une certaine éthique. S’il ne se respecte pas lui-même, on finira par ne plus respecter personne. Mais la plupart des photojournalistes que je connais se respectent et ne trichent pas. Je n’en connais pas qui osent le faire. Au contraire. Prenez l’exemple de Cédric Gerbehaye, un photojournaliste belge maintes fois primé, qui a réalisé des reportages en Palestine et au Congo notamment. Il avait obtenu une mission pour la ville de Sète, où se déroule un festival de photographie. Il a réalisé son travail sans complaisance. Les autorités de la ville n’ont pas été contentes, mais les photographes et ceux qui admettent qu’il faut montrer la vérité l’étaient.
D’autres dangers menacent-ils le photojournalisme ?
Oui, la fameuse question du droit à l’image, où des avocats se sont mis en tête de défendre ceux qui sont photographiés, comme si on pouvait dire que ces gens-là ne sont pas dans la rue et qu’ils ne peuvent pas être pris en photo. Il en va de même avec la tour Eiffel lorsqu’elle est éclairée ou l’Atomium chez nous. Cette question de droit à l’image pour des gens et pour des bâtiments - pour lesquels les architectes, les entrepreneurs, les éclairagistes ont été payés ! - constitue un non-sens. Il en va de même pour les images réalisées dans le passé et pour lesquelles il y a un droit d’auteur qui court encore pendant 70 ans - sans compter les années de guerre - après la mort de l’auteur. Je trouve que tout ça va très loin ! On ne peut plus raconter notre temps si on ne peut pas photographier. Je connais des photographes, comme Guy Le Querrec, un ancien de Magnum, qui dit "Moi, je continue à photographier les gens. Et j’attends le procès pour en faire un procès politique".
Y a-t-il quelque chose à faire pour ne plus connaître un fiasco comme celui du World Press Photo cette année ?
Ne nous faisons pas d’illusions, il y aura encore des contestations. Mais si on en parle, il y en aura de moins en moins. En tout cas, je l’espère, même si d’autres questions surviendront.
Etre encore plus vigilant
C’est la voix fatiguée par les sollicitations, mais aussi quelque peu abattu que Jean-François Leroy, directeur général de "Visa pour l’image", le plus grand festival international de photojournalisme au monde, nous répond. Il suffit d’aborder la polémique autour du travail de Giovanni Troilo pour qu’il dise qu’il n’avait jamais imaginé que ce qui s’est produit cette année puisse survenir un jour. "Je suis abattu, dit-il parce que ça fait 60 ans que le World Press représente pour moi le plus grand concours de photojournalisme au monde et que la tache qu’il a aujourd’hui sur le front me touche énormément."
La polémique autour du travail de Giovanni Troilo et les tergiversations du World Press Photo à l’encontre de son travail ont laissé des traces. Et ce n’est pas la disqualification de sa série intervenue tard mercredi soir qui satisfait notre interlocuteur. "Ce travail est disqualifié sous un prétexte totalement fallacieux qui est de dire qu’une photo a été faite à Bruxelles au lieu de Charleroi. Mais ce n’est pas ça le fond du problème, déplore Jean-François Leroy. Le problème est que chacune des photos est une mise en scène, une tromperie, un mensonge. J’aurais voulu qu’on dise que ce sujet est disqualifié parce que c’est une arnaque et que le photographe a menti de A à Z. C’est une arnaque intellectuelle totale. C’est une fiction !"
Du journalisme ou du cinéma
S’il y a un enseignement à tirer de ce qui s’est passé, estime-t-il, c’est qu’il faudra désormais être beaucoup plus exigeant sur les légendes qui accompagnent les photographies. Il rappelle que, cette année, le World Press a été très attentif aux photos qui ont été manipulées. Vingt pour cent des finalistes ont été écartés. "Il faudrait peut-être que le World Press engage une équipe de ‘fact checking’ puisque le travail réalisé par les photographes belges Bruno Stevens et Thomas Vanden Driessche a montré que, quand on cherche, on trouve." Jean-François Leroy estime également que le World Press doit déterminer s’il veut continuer à faire du journalisme ou du cinéma. "J’espère que cette triste et lamentable histoire nous rendra encore plus vigilants", dit-il.
Autre conséquence du fiasco, cette année, "Visa pour l’image" n’accueillera pas l’exposition World Press Photo comme l’événement en a pourtant l’habitude. En revanche, il sera certainement beaucoup question de l’affaire dans les allées du festival, parce que, "quand il se passe une affaire lamentable et très dramatique comme celle qu’on a connue cette année, on est obligé de faire des mises au point", souligne le patron de la manifestation.
Bio express: Georges Vercheval
Photographe. Né en 1934, Georges Vercheval a enseigné la photographie et l’histoire de la photographie dans les académies des Beaux-Arts de Tournai et de Charleroi, ainsi qu’à l’IAD (Institut des arts de diffusion) et à l’ENSAV La Cambre à Bruxelles. En tant que photographe, il a exposé à de nombreuses reprises, tant en Belgique qu’à l’étranger. C’est aussi lui qui a créé la Galerie du musée de la photographie en 1981 et fondé le musée de la Photographie de la Communauté française installé à Charleroi, une institution qu’il a dirigée de 1987 à 2000. Membre de l’Association européenne pour l’histoire de la photographie, il a aussi dirigé plusieurs publications dont "Pour une histoire de la photographie en Belgique de 1839 à nos jours".