Quand l'art explore de formidables chemins de traverse
A Paris, le Palais de Tokyo propose une exposition drôle et détonnante qui explore “Le bord des mondes”, le monde des marges follement créatives. A voir aussi, une rétrospective de l’œuvre de Takis, à mi-chemin de la science et de l’art.
- Publié le 09-03-2015 à 17h59
- Mis à jour le 09-03-2015 à 20h51
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A Paris, le Palais de Tokyo propose une exposition drôle et détonnante qui explore “Le bord des mondes”, le monde des marges follement créatives. A voir aussi, une rétrospective de l’œuvre de Takis, à mi-chemin de la science et de l’art.
L’art qui n’est pas de l’art mais qui peut l’être
Tout est parti d’une phrase de Marcel Duchamp qui se demandait, en 1913, "Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas d’art ?". Jean de Loisy, le brillant directeur du palais de Tokyo, a envoyé une de ses curatrices, Rebecca Lamarche-Vadel, sillonner les pays pour dénicher des mondes interstitiels, à la lisière de l’art, de la création et de l’invention. Souvent follement drôles. La question, posée autrement, est : l’art pourrait-il surgir et s’accomplir en dehors des sphères consacrées ? L’œuvre peut-elle naître dans les intervalles, zones énigmatiques laissées au bord des mondes ?
Elle en a ramené une fournée de créateurs, genre Geo Trouvetou, salon des inventeurs, farfelus, sérieux, poètes, borderline. Ce ne sont ni des artistes outsiders, ni des naïfs, mais des esprits libres originaux qui bâtissent des mondes singuliers.
Piéger les brumes du désert
Le parcours au palais de Tokyo est plein de surprises et, chaque fois, on peut se demander si c’est de l’art, ou n’importe quoi. Mais dans tous les cas, cela lave notre regard et nos préjugés.
Certains noms sont connus, comme Charlie Mindu qui crée des chapeaux complètement délirants pour les danseuses du Crazy Horse ou pour Lady Gaga, en forme de méduses géantes ou de sacs à aspirateur. On a aussi inclus dans ce "Bord des mondes" l’art de la Sape africaine, la manière de s’habiller élégant, à Kinshasa, suivant des rituels compliqués allant des chaussures aux lunettes de soleil.
Certains sont des scientifiques, comme ce Chilien du désert de l’Atacama qui a construit une grande structure arachnéenne pour piéger les brumes du désert et en extraire la moindre goutte d’eau.
Sur la plage de Scheveningen
Mais les plus beaux sont les artisans poètes de l’impossible. Comme le Hollandais Theo Jansen qui, depuis des années, construit sur les plages de Scheveningen d’immenses créatures, les "strandbeasts", en tubes d’isolation thermique, bambous, serre-câbles, voiles en dacron qui avancent, marchent sur des pattes articulées, courent sur la plage avec le vent. Des animaux géants sortis de nos rêves qu’il a déplacés dans les caves du palais de Tokyo !
Une autre "star" est le Japonais Kenji Kawakami, l’inventeur des "chindogus", des objets qu’il crée, qui ont une fonction, qui sont utilisables, mais sont résolument inutiles et ne sont pas destinés à la vente. Il en a conçu plus de mille, comme une résistance au monde marchand et une réponse poétique aux petites difficultés de la vie. Citons en vrac : la grenouillère de bébé qui sert aussi de serpillière quand le bébé rampe ; le sèche-cheveux qu’on peut mettre en action avec un casque tout en marchant en rue ; la brosse et ramassette fixés au bout des chaussures pour ne pas devoir se baisser ; le mini-ventilateur fixé sur la fourchette pour refroidir les spaghettis avant de les manger ; la cravate qui est en même un parapluie, etc.
Amusement et perplexité
Il y a de grands poètes, comme l’Américaine Rose-Lynn Fisher qui étudie ses larmes, notant chaque fois dans quels cas elles ont jailli (chagrin, émotion, joie, oignon pelé, etc.) et les agrandit avec un microscope puissant pour en étudier la structure cachée, le paysage émotionnel qu’elles forment.
On pourrait tous les citer : la femme qui sans cesse met des pierres en équilibre impossible, le prisonnier qui fait sortir les portraits de ses codétenus en les cachant dans des savons, le gendarme qui a accumulé des photos d’accident.
"Ici, explique Rebecca Lamarche-Vadel, prévalent l’expérience, le renouveau, l’invention et le franchissement des frontières entre les mondes au bénéfice d’une vision plurielle." Nous laissant très amusé et bien perplexe.
-> "Le Bord des mondes", palais de Tokyo, jusqu’au 17 mai. Paris est à 1h20 de Bruxelles avec Thalys, 25 trajets par jour.
Takis, une œuvre à mi-chemin de la science et de l’art
Joindre une exposition Takis à celle si originale sur "Le bord des mondes" (lire ci-contre) était une belle évidence. A près de 90 ans, Takis, artiste pleinement reconnu, a toujours été à sa manière un bricoleur au bord des mondes de l’art, un chercheur arpentant des chemins proches de l’ingénieur. Marcel Duchamp, séduit par sa personnalité, disait de lui, en 1962 : "Par conséquent, Takis, gai laboureur des champs magnétiques et indicateur des chemins de fer doux", résumant ainsi l’apport de Takis à la sculpture contemporaine.
Né à Athènes en octobre 1925, artiste autodidacte installé à Paris dès les années 50, Takis se liera d’amitié avec Yves Klein et Tinguely. Aujourd’hui, il réside surtout à Athènes, sur une colline où se trouve son centre de recherches pour l’art et la science (KETE).
Avec l’aide du MIT aux Etats-Unis
Si Duchamp parle de chemins de fer, c’est que la vision de la gare de Calais fut pour Takis une révélation : "Des yeux de monstres s’allumaient et s’éteignaient, des rails, des tunnels, une jungle de fer", écrira-t-il. Il construit alors des signaux qu’on revoit aujourd’hui au Palais de Tokyo comme des forêts métalliques aux troncs oscillants. Au-dessus, il y a souvent des lampes de couleurs se balançant sur de minces tiges, rouges comme des "stop" ou vertes comme des "allez-y". Il y place des balanciers horizontaux, des pièces mécaniques récupérées, des fragments d’obus, des hérissons de ramoneurs, des pièces de transformateurs ou de radiateurs de voitures.
Les champs magnétiques dont parle Duchamp sont une des grandes obsessions de Takis, qui n’a eu de cesse de les étudier, de les travailler, avec même l’aide du MIT aux Etats-Unis, la Mecque des ingénieurs. Takis est fasciné par la capacité du magnétisme d’arrêter la gravité. Il imagina même en 1960, juste après le vol du Spoutnik, d’envoyer un homme en apesanteur. C’est le poète sud-africain Sinclair Beiles qui se prêta au jeu. Il était habillé de grosses ceintures métalliques qui le suspendaient dans le vide dans une galerie d’art, grâce à de puissants aimants. Flottant dans le vide, il devait s’écrier : "I am a sculpture".
Les télé-lumières
Takis a décliné le magnétisme sous toutes ses formes. On voit au Palais de Tokyo ses séries de "tableaux musicaux" marchant avec des aimants qui régulièrement entraînent le frottement d’une corde de violon. D’autres toiles sont des monochromes rouges ou jaunes sur lesquels sont suspendues en lévitation des pointes d’acier tenues par les champs magnétiques. On peut aussi au Palais de Tokyo projeter sur un mur métallique de la limaille de fer qui forme des fleurs sculpturales. L’art de Takis revient à cet art cinétique qui voulait, dans les années 60 et 70, remplacer un art abstrait à bout de souffle.
Les "télé-lumières" qu’il développa aussi sont des constructions dignes de Star Wars. Il faisait faire de très grandes ampoules ayant des formes quasi humaines, renvoyant à l’archéologie de l’électricité, et dans lesquelles le mercure en fusion crée une lumière bleutée : "Cette lumière, explique Takis, est celle du vide, celle que l’on voit dans le ciel, un microcosme de l’univers." Ces étranges sculptures, un peu anthropomorphes, sorties de l’atelier d’un alchimiste, ont une étrange poésie.
--> Takis est un artiste qui a pu allier art et science pour créer son "bord du monde".
Takis, Champs magnétiques, au Palais de Tokyo, jusqu’au 17 mai. Paris est à 1h20 de Bruxelles avec le Thalys, 25 trajets par jour.