Le Corbusier était-il un sympathisant du fascisme ?
Cinquante ans après sa mort, le Centre Pompidou consacre une grande exposition à Le Corbusier (1887-1965). Son œuvre y est vue à travers le prisme des "mesures de l’homme". Mais il est aussi violemment contesté par deux livres à propos de ses liens avec les idées fascisantes.
- Publié le 29-04-2015 à 18h29
- Mis à jour le 30-04-2015 à 18h37
Le Centre Pompidou a été pris de court par la publication, il a peu, de deux livres très durs contre Le Corbusier. L’exposition ne répond pas à ces critiques ayant été préparée depuis des années dans un autre esprit.
François Chaslin dans son très gros livre "Un Corbusier" (Seuil) dresse un portrait pointilliste, bourré d’anecdotes peu agréables sur l’architecte, mythomane, misogyne, proche des idées d’extrême droite et collaborateur du régime de Vichy. Il reprend des phrases des écrits de Le Corbusier en 1937 : "L’objet de notre croisade - architecture et urbanisme - est de mettre le monde en ordre. Chacun, bien aligné, en ordre hiérarchie, occupe sa place."
Mais c’est le livre du journaliste de Télérama, Xavier de Jarcy, "Le Corbusier, un fascisme à la française" (Albin Michel), qui retient surtout l’attention par sa charge d’une rare virulence. Il a repris les lettres de Le Corbusier, ses écrits et sa vie et a mis cela en parallèle avec les textes de l’extrême droite fasciste en France avant la guerre.
L’accusation est implacable : Le Corbusier adhérait aux thèses d’un pouvoir fort, d’une remise en ordre, "éliminer les populations parasitaires" , "préparer le grand nettoyage" . On y voit un Corbusier quasi eugéniste, antisémite, cherchant les commandes du régime de Vichy.
Bien sûr, Le Corbusier n’a jamais porté l’uniforme fasciste. Son compagnonnage était intellectuel. "Son fascisme est celui de ceux qui veulent construire un monde sain et faire le bonheur des gens malgré eux en ne s’adressant jamais à des individus mais à des catégories de population." Des figures fascistes comme le docteur Pierre Winter, leader du parti fasciste révolutionnaire, furent de ses amis. Et il était fasciné par Mussolini.
Le Corbusier ne parviendra jamais à obtenir les commandes qu’il souhaitait de Vichy. Il tenta d’obtenir cela de Staline.
Rien n’était caché
Au lendemain de la guerre, il réussit à devenir un des architectes de la reconstruction de la France libre grâce au ministre et grand résistant, Claudius-Petit qui fut son mentor.
En fait, Le Corbusier cherchait des hommes politiques assez forts pour imposer ses idées, qu’ils soient de droite ou de gauche. "Les architectes doivent être conscients qu’ils travaillent du côté du pouvoir politique ou de l’argent, avec ce que cela implique, explique l’architecte Pierre Hebbelinck, et avant-guerre, le pouvoir était souvent d’extrême droite."
Au nom du Centre Pompidou, un des cocommissaires, Frédéric Migayrou, a répliqué mardi, lors de l’ouverture de l’exposition. Il rappelle que l’expo du Centre Pompidou de 1987 pour le centième anniversaire de la naissance de Le Corbusier avait déjà abordé largement ce thème politique et que rien n’était caché. La Fondation Le Corbusier a d’elle-même, rendue publique toute sa correspondance, y compris ses lettres nauséabondes.
Le procès du modernisme
Il souligne qu’il faut étudier ces questions dans le contexte de l’époque et que cela n’a jamais été fait encore. Le Centre Pompidou annonce dès lors, un colloque en 2016 pour étudier le rôle des acteurs économiques, des architectes et des urbanistes pendant ces années noires.
En attendant, il dénonce le livre de Xavier de Jarcy comme "totalitaire et néofasciste dans son écriture" . Il craint qu’à travers Le Corbusier, on ne veuille faire le procès de tout le modernisme alors "que justement les gouvernements fascistes ont toujours rejeté le modernisme comme dégénéré, préférant le retour au passé".
Il rappelle que des communistes comme Romain Rolland et Fernand Léger furent les amis de Le Corbusier. Mais il reconnaît que Le Corbusier peut être très ambigu comme dans son livre "La ville radieuse". Le débat n’est pas terminé.

Une œuvre multiforme et titanesque
Le 27 août 1965, on retrouvait, nu, le corps de Le Corbusier sur une plage à quelques pas de sa minuscule résidence secondaire : son cabanon de Roquebrune-Cap-Martin où il passait tous les étés depuis 13 ans. Il s’était avancé trop loin en mer et s’était noyé. Son cabanon de bois de 15 mètres carrés était construit selon son outil de la mesure humaine, le Modulor. C’était la maison ramenée à son minimum. Il y travaillait sans cesse, menant une vie ascétique et minimaliste.
On a dit qu’il avait orchestré cette fin dramatique comme il orchestra toute sa vie et sa carrière. L’homme n’a cessé de susciter à la fois admiration et irritation. L’architecte belge Philippe Samyn estime qu’en dehors de son coup de crayon exceptionnel, Le Corbusier fut, avant tout, le premier à s’être rendu compte de l’importance des médias et à tout faire pour créer une image de lui et organiser sa renommée. A part ça, ses idées, ajoute Philippe Samyn, étaient "bien fumeuses ou fausses comme le Modulor qui ne fonctionne pas et sa personnalité fut peu sympathique".
Il regrette que Le Corbusier, le "Johnny Hallyday de l’architecture, ait ainsi éclipsé dans l’imaginaire collectif les grands architectes du XXe siècle comme Frank Lloyd Wright, Arne Jacobsen ou Alvar Aalto".
Autodidacte
André Malraux organisa des funérailles grandioses pour Corbu, le qualifiant de "mon vieux maître et mon vieil ami", faisant du Corbusier un héros de la France gaulliste alors que son passé fut bien trouble (lire ci-contre).
Depuis un siècle, Le Corbusier divise. Pour beaucoup, et à raison, la chapelle de Ronchamp, le couvent de La Tourette, le pavillon Philips à l’Expo 58, la villa Savoye, restent des bâtiments extraordinaires, des poèmes de béton sans pareil. Même la Cité radieuse de Marseille, qualifiée au début de "maison du fada" est devenue aujourd’hui un lieu culte pour les artistes et architectes.
Le Centre Pompidou a voulu célébrer cet anniversaire en réétudiant toute l’œuvre du Corbusier à travers le prisme de la figure humaine. Un point de départ opposé en apparence à la phrase célèbre de Corbu : "Une maison est une machine à habiter", opposé aussi à ses idées parfois délirantes en urbanisme quand il proposait, pour le "plan Voisin", une ville de trois millions d’habitants faite de tours immenses alignées au cordeau, Parthénon du XXIe siècle, estimait-il.
Mais Le Corbusier a réalisé une œuvre multiforme et titanesque où les contradictions sont nombreuses.
Une esthétique de l’ingénieur
L’exposition part de la rencontre en 1911 du jeune Charles Edouard Jeanneret (son vrai nom) avec les théories de la "psychophysique" allemande, qu’il découvrit lors d’un stage dans un bureau d’architectes (Le Corbusier n’a jamais fait d’études d’architecture). Il y apprit le sens du rythme, le sensualisme, la question de la perception, comment nos sens perçoivent l’espace.
Le Centre Pompidou expose plus de 300 dessins, documents, maquettes, films et peintures.
La peinture était essentielle pour Le Corbusier qui y consacra ses matinées tout au long de sa vie, ne rejoignant son bureau d’architectes que l’après-midi. On peut juger de ses peintures avec le choix présenté : une peinture inégale, alternant le superbe et le raté. La peinture était, pour lui, une manière de voir surgir la forme.
Le Corbusier était fasciné, comme Fernand Léger, par les révolutions technologiques, les machines, "l’esprit nouveau". Il y apportait une esthétique de l’ingénieur.
Mais le souci de la dimension humaine était là, comme on le voit dans la salle de l’exposition consacrée aux meubles qu’il créa avec Charlotte Perriand et qui cherchaient l’ergonomie maximale, comme sa célébrissime chaise longue.
On assimile souvent Le Corbusier au blanc, mais l’expo montre qu’il choisissait aussi des couleurs fortes pour ses maisons.
Chandigarh
L’exposition veut montrer ce fil, celui de "la mesure de l’homme", qui passe de l’invention picturale du "purisme" par Le Corbusier et son ami Ozenfant, jusqu’à la construction visionnaire de Chandigarh, ville créée de toutes pièces en Inde avec le monument que Corbu y ajouta d’une grande main ouverte. Toujours l’idée du corps, même dans une ville aux côtés parfois inhumains.
Quand il peint des oreilles, il réfléchit à "faire résonner l’espace", ce qui l’amènera à l’architecture organique, sculpturale de la chapelle de Ronchamp ou de l’extraordinaire pavillon Philips qu’il imagina avec son ami le musicien Xénakis.
Théories mathématiques
Toutes les grandes réalisations du Corbusier sont à l’expo où on voit l’homme écartelé entre le sensualisme et sa volonté de tout ramener, y compris l’homme, à des théories mathématiques. Il était fasciné par la théorie des groupes et par la mathématique de la genèse des formes.
Cette exposition ne fermera pas les polémiques. Le Corbusier avec ses lunettes rondes, son front dégarni, son ton énervant de "péroreur", son souci de la polémique, n’a pas fini d’interpeller.