William Kentridge et "la pensée périphérique"
Europalia existe depuis 45 ans et organise cette année son 25e festival, consacré à la Turquie. Ce mardi 12 mai, à Bozar, à Bruxelles, il fête l‘événement en invitant l’artiste polyvalent William Kentridge. En première européenne, son "Peripheral Thinking" traite du processus de création artistique. Entretien.
Publié le 11-05-2015 à 08h34
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Dans "Peripheral Thinking", William Kentridge donne une conférence où il explique le processus qui le mène à la création artistique. Pour ce faire, il s’appuie sur une de ses expositions qui s’ouvrira à Pékin en juin, au Ullens Center for Contemporary Art. Il y parle des 25 dernières années de sa carrière, de l’évolution de sa production artistique et de sa pensée philosophique et humaniste.
Qu’est-ce que l’inspiration ? Quel est son processus ? En quoi consiste ce cheminement mental ? William Kentridge veut indiquer qu’en ce qui le concerne, un artiste (tout être humain) doit oser libérer sa pensée du rationnel, de l’explicable, du scientifique. C’est la seule manière d’arriver à des intuitions inattendues. Sa manière est tourbillonnante. La parole et l’écrit, l’image, la musique, la danse et le film d’animation viennent constamment soutenir le propos. On est débordé, mais également questionné par ce torrent d’informations qui passe de la mangue à Mao et mai 68, de la Commune de Paris à Tien-An-Men, de Johannesburg à Dar-es-Salaam pour revenir à Bruxelles.
Dans la même soirée, sera montré "E25", un court film commandé par Europalia autour du thème du "pont", par les cinéastes Marie-Françoise Plissart et Jacques André.
Mêler poétique et politique
William Kentridge a créé ces dernières années une œuvre vaste et multidisciplinaire, un mélange rare et fructueux des genres, une fertilisation croisée des disciplines : théâtre et opéra, sculpture, marionnettes, dessins, cinéma d’animation (des films bouleversants, crayonnés au charbon de bois, sur les drames de l’Afrique du Sud). Le dessin étant le centre de tout, sa marque de fabrique, sa manière de regarder le monde. Il est devenu un habitué des plus grands festivals, du Kunsten à Aix-en-Provence, et comme plasticien, un habitué de la Documenta de Kassel ou des Biennales de Venise.
L’art de Kentridge mêle le poétique et le politique. On est souvent subjugué, amusé ou charmé par ses films d’animation figuratifs et expressionnistes à la manière des Allemands ou des Russes d’avant-guerre, mais en même temps, ces films parlent de notre monde et de ces drames anciens et d’aujourd’hui.
La Belgique connaît bien Kentridge. Frie Leysen, au Kunsten, l’a fait venir dès ses débuts. En 2005, Bernard Foccroulle l’invitait à monter "La flûte enchantée", un moment majeur pour Kentridge et pour l’histoire de l’Opéra de ces dernières années.
"La pensée latérale" dont vous parlez, c’est l’art et la poésie qui peuvent parfois mieux expliquer le monde que la rationalité et la science ?
L’art et le travail dans l’atelier peuvent montrer comment on construit la signification dans le monde. Dans l’atelier, le travail débute, fragmenté en croquis, dessins, photographies de presse, cartes postales affichées aux murs; et puis les éléments sont reconstruits en film, en dessins, pour être ensuite renvoyés dans le monde. C’est un exemple de comment on construit la signification dans le monde. C’est très important, parce que ça démontre qu’il n’existe pas une vérité extérieure mais que c’est toujours une action de construction par chacun de nous et qui traverse le monde. Et cette invisibilité devenue visible est, je pense, l’un des rôles importants de l’art.
Le monde tourne mal. L’art peut-il nous aider à penser autrement, à découper une petite place pour l’utopie ?
L’art nous démontre la possibilité pour l’utopie, si on pense que l’utopie est une construction que l’on peut créer pour changer le monde. Et une condition préalable pour changer le monde c’est de comprendre que le monde n’est pas une série fixe et immuable de faits mais une série de faits qui ont été construits et qui donc peuvent être ensuite défaits. Au sein du monde artistique, on le voit simplement, idéalement : on peut déchirer une feuille de papier en mille morceaux et la filmer, et puis passer le film dans le sens inverse pour que la feuille se reconstruise. Et bien que dans le réel on ne puisse pas inverser la croissance inéluctable de l’entropie, ce que le film démontre c’est la puissance de notre volonté, de notre désir pour cette "reconstruction" du monde qui est une partie essentielle de l’espoir, de la politique de l’espoir et de la pensée utopiste.
Vous êtes un artiste mixte : dessins, films, opéras, performances. Ce mélange est-il une valeur ?
Il y a certainement quelque chose qui touche aux limites de notre réflexion quand elle est trop orientée. Par exemple, si je pense aux images que je veux dessiner, il en existe une liste que je peux imaginer, mais si je travaille sur un opéra ou une pièce de théâtre, des images me sont, cette fois, suggérées, non pas à travers mon imagination, mais par le texte ou la musique même, et ces demandes venues en dehors du dessin lui-même suggèrent des éléments nouveaux qui peuvent produire alors un dessin transformé. A bien des égards l’impureté même du mélange des formes peut donc être une façon de réaliser des dessins neufs et meilleurs. L’" inauthenticité" même de leur origine peut représenter une aide.
Vous aimez la Belgique.
La chance a voulu que j’ai travaillé avec Frie Leysen au Kunstenfestivaldesarts et grâce à elle, avec d’autres institutions à Bruxelles comme La Monnaie, et à travers eux, j’ai découvert un groupe de collaborateurs remarquable : la scénographe Sabine Theunissen, le metteur en scène Luc de Wit, et la créatrice de costumes Greta Goiris. Avec d’autres, ces derniers sont maintenant au cœur de mon équipe pour l’opéra et les performances théâtrales. C’est plus qu’un hasard, je pense. J’y vois la place au cœur de l’Europe d’une partie de la société belge - pas le côté Union européenne, mais l’autre côté, celui du bas de Bruxelles. Mon amour pour la Belgique n’est donc pas lié au pays, mais à quelques institutions et individus fantastiques.
Le doute, la désillusion, le questionnement sont-ils des valeurs, même paradoxales alors que l’équilibre ne permet pas de création ?
Je reviens à l’atelier qui est un lieu où l’intuition et l’incertitude peuvent s’étendre et remplir l’espace, et à partir de cela, peuvent faire émerger des idées et des images, qui progressivement deviennent une œuvre achevée - comme un dessin, un film ou une performance. Mais dès qu’il y a un propos asséné avec trop de certitude, on comprend qu’il y a derrière lui, un élément autoritaire; il y a derrière lui, quelqu’un armé d’un fusil pour protéger cette certitude. Je pense que l’un des devoirs d’un artiste c’est de démontrer l’importance d’arriver à une signification qui n’a pas besoin de cette autorité cachée qui attend au placard.
Pour la première fois, un Africain, Okwui Enwezor dirige une Biennale de Venise. L’Afrique est-elle le futur du monde ?
Okwui Enwezor a fait une Biennale fantastique. L’argument du pavillon central et la variété des artistes qu’il a sélectionnés font que c’est une des meilleures et des plus cohérentes expositions de ce genre que j’ai vues. Je ne dis pas que c’est parce qu’il vient d’Afrique, mais c’est le fait qu’il en vient avec une série très bien définie d’idées qu’il veut examiner, qui a donné le coup de pouce et l’énergie nécessaires.
Kentridge, "Péripheral thinking", conférence/performance 50 minutes, anglais surtitré, dans le cadre de la soirée anniversaire Europalia, le 12 mai à Bozar, 02 507 82 00 - www.bozar.be
Un artiste atypique
Apartheid. Juif, blanc, fils d’un avocat de Johannesbourg spécialisé dans la défense des victimes de l’apartheid, né dans cette ville en 1955, Kentridge est un personnage atypique. Il a suivi des cours de sciences politiques et de théâtre, avant d’opter pour le dessin. Ses premières œuvres sont marquées par son combat contre l’apartheid qu’il exprime dans sa série de films "Soho et Félix", deux personnages récurrents, comme ses doubles. La fin de l’apartheid l’a forcé à évoluer mais dans sa série "Ubu", il y revient en parlant de la commission "vérité et réconciliation" sur les crimes de l’apartheid. Il y dénonce les hypocrisies qui persistent.
Un des plus beaux ensembles qu’on avait vu il y a quelques années à la Biennale de Venise est consacré à l’artiste dans son atelier. Kentridge s’agite dans son atelier, ses dessins lui échappent, il se transforme en fusain, les feuilles volent, sa machine à café devient la machine spatiale pour explorer la lune. De la pure poésie, mais aussi une réflexion sur l’artiste. Kentridge explique l’analogie entre l’atelier et le cerveau de l’artiste : "marcher, penser, traquer l’image. Je passe des heures dans l’atelier à marcher, faire les cent pas dans l’espace pour réunir l’énergie et trouver la clarté qui me permettra de tracer le premier trait. C’est moins une période de planification d’un projet qu’une façon de laisser décanter des idées."