Guide et conseils pour une riche Biennale
Deux conseils : prendre son temps en choisissant et, parfois, s’enfuir un instant pour respirer. Panorama.
Publié le 17-05-2015 à 16h20
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Tous les deux ans, Venise et sa Biennale permettent de déceler les grandes tendances de l’art actuel, ce à quoi les artistes pensent et travaillent. Il est à la fois indispensable et difficile d’y être, pour un artiste, car le programme de la Biennale est pléthorique. Le public passe vite et est rapidement débordé. On y croise autant quelques VIP venus avec leurs immenses yachts, "parqués" le long des quais, que le grand public ou les spécialistes.
Nous avons déjà évoqué le thème central voulu par le commissaire Okwui Enwezor et la participation belge (LB 7/05/2015). Voici en plus un parcours subjectif. Première règle : prendre son temps. Katerina Gregos, commissaire du pavillon belge, le réclame à ceux qui jugent vite le propos de l’artiste Vincent Meessen, trop complexe. Elle revendique la nécessité de s’arrêter, de lire pour comprendre, contre une visite "fast food". Sinon on ne sera arrêté que par le plus "choc" comme Sarah Lucas au pavillon anglais qui ose une vulgarité épouvantable, tant dans le fond (des cigarettes plantées dans tous les orifices de corps nus) que dans la forme d’un jaune flashy.
Une des deux grandes expositions d’Enwezor se déroule dans l’Arsenale et à la Corderie. Ceux qui l’ont "fait vite", la disent pléthorique et confuse. Or, si on prend le temps c’est tout le contraire. Il ouvre fort, par les "bouquets d’armes blanches" d’Adel Abdessemed et les néons de Bruce Nauman répétant les mots "Haine, plaisir, mort", etc.). Et il se termine par un ensemble somptueux d’immenses tableaux de Baselitz de corps nus, comme décomposés, têtes en bas. C’est la fin de l’homme mais en même temps, le triomphe de la peinture pure. Entre les deux, on peut passer facilement trois heures pour cette seule exposition.
Les trésors de Ricardo Brey On y découvre la dernière vidéo-installation de Chantal Akerman, où on s’immerge dans le vide des sables des déserts, mais sous une bande-son de cris et d’armes. On y découvre un formidable ensemble de "boîtes" du Cubain de Belgique Ricardo Brey, chaque boîte comme les "Boîte-en-valise" de Marcel Duchamp, porte tout un monde en soi. Ce sont des reliquaires, des mini-cabinets de curiosités.
On découvre aussi des artistes inconnus mais magnifiques comme la Thaïlandaise Tiffany Chung : des tableaux à première vue très plaisants, peints de belles couleurs avec des broderies. Mais en y regardant de plus près, ce sont des tableaux de l’horreur syrienne : on y voit les frontières du pays, et les camps de réfugiés. L’artiste montre comment le désastre peut se cacher derrière notre imagination immédiate. On y découvre le travail d’Adrian Piper, Lion d’or de cette Biennale pour un artiste de l’exposition.
Le Tunisien Nidal Chamekh réussit aussi dans sa série "A quoi rêvent les martyrs", à travers un dessin splendide, à témoigner de l’horreur des armes et des larmes. On apprend que même dans un pays aussi martyr que le Sierra Leone, il y a des artistes comme Abu Bakarr Mansaray qui dessine sa guerre totale et imaginaire.
L’art peut prendre d’autres formes comme la douce folie de la jeune Anglaise Helen Marten, 29 ans, et son monde si construit et psychotique. La Française Lili Reynaud Dewar fait s’arrêter les visiteurs par sa danse ironiquement nue, évoquant les débats sur le sida. Katharina Grosse montre une explosion de couleurs, les jetant sur des objets en ruine.
"Fara Fara", le nouveau film sur deux écrans de Carsten Höller (né à Bruxelles) est un coup de cœur. Avec Mans Mansson, il a tourné à Kinshasa le match imaginaire entre les partisans des deux super-vedettes de la musique congolaise, Werrason et Koffi Olomide, arbitré par le vétéran Papa Wemba. On y retrouve, dans un des pays les plus pauvres du globe, dans une ville en pleine déglingue, la force inouïe de ce peuple. Et la puissance de la musique comme art mais aussi comme opium du peuple.
L’île des Arméniens Le second conseil est de parfois fuir les grosses expos et de respirer. Rien de mieux pour cela, que de visiter les lieux plus périphériques de cette Biennale qui occupe toute la ville. Le pavillon arménien par exemple, Lion d’or du meilleur pavillon, situé dans la petite île des moines arméniens de San Lazzaro degli Armeni. Plusieurs artistes y évoquent de manière pudique et poétique le centenaire du génocide. Mais surtout, le lieu a une beauté et un calme inouïs à Venise avec son cloître, ses jardins et les moines en noir qui hantent l’île.
On pourra aussi aller au pavillon luxembourgeois dans un petit palais près du pont de l’Accademia. On y découvre tout un monde, ironique sur notre société, construit par l’artiste polonais Filip Markiewicz. Son "Paradiso Luxemburgo", mêlant dessins, installations et musique, fustige de manière jouissive les dérives de notre monde et du Luxembourg, paradis, mais paradis fiscal.
Un peu plus loin dans la ville, le pavillon de l’Angola montre un film délicieux : quatre enfants dans le sable, sur une plage, jouent à faire le taxi à New York, un pur délice. A l’Arsenale, on peut rêver un instant dans le pavillon des îles Tuvalu, devenu une simple étendue d’eau, avec un petit chemin léché par l’eau : on se rappelle que ces îles seront les premières à disparaître avec le changement climatique.
Réfugiés d’Irak et splendeurs d’Axel Vervoordt
Les Belges sont présents à la Biennale comme au pavillon de l’Irak. Où on découvre les rêves de beauté des réfugiés chassés par Daech.
Plusieurs Belges, en dehors du pavillon officiel, marquent les esprits à Venise cette année. D’abord, Philippe Van Cauteren, le directeur du Smak à Gand, chargé par une fondation privée irakienne, Ruya, de monter le pavillon d’Irak dans un palais près du Grand Canal. Il a choisi en Irak même cinq artistes qui sont venus à Venise, dont un beau photographe de 83 ans qui, à la manière d’un Cartier-Bresson, a témoigné de l’Irak depuis soixante ans. Un jeune photographe est là aussi, il travaille dans les camps de réfugiés où ont afflué les dizaines de milliers de personnes chassées par Daech. Il en a photographié, chaque fois, enserrés dans un nœud noir symbolisant l’Etat islamique. Un peintre a été invité, dont le projet est de représenter les portraits des milliers d’exécutés, à la manière de Marlène Dumas.
Mais le plus émouvant est le travail réalisé dans trois camps de réfugiés au nord de l’Irak : un camp yézidi, un camp chrétien et un camp mixte. Chaque fois, on y rencontre des gens qui ont fui l’horreur de Daech : meurtres, viols. Là, Philippe Van Cauteren a déposé un tas de feuilles blanches et des crayons proposant aux gens de dessiner ce qu’ils voulaient. Première surprise : alors qu’ils ont tant d’autres préoccupations, ils l’ont quasi tous fait. Et, seconde surprise : au lieu d’évoquer leurs drames, ils ont cherché la beauté rêvée, un souvenir heureux. Comme si la beauté était leur dernier refuge.
Ai Weiwei, l’artiste dissident chinois, a sélectionné une partie de ces dessins et l’ensemble est devenu un livre.
Quasi en face du pavillon de l’Irak, de l’autre côté du Grand Canal, Axel Vervoordt a organisé son exposition intitulée cette année "Proportio" dans le beau palais Fortuny. Le grand marchand d’art et de meubles, courtisé par les stars du monde entier, y a mis en scène à son habitude un parcours tout en beauté, mélangeant art contemporain et ancien, objets et sculptures, livres précieux et vidéos. Un beau gisant de Berlinde De Bruyckere fait face à une vidéo de Marina Abramovic, un superbe film d’animation d’Hans Op De Beeck n’est pas loin d’une série de disques d’Anish Kapoor, tandis que de grandes armoires sont remplies de centaines d’objets sur le thème des proportions et des mesures.
Sur l’île de la Giudecca
Axel Vervoordt a fait réaliser par l’architecte japonais Tatsuro Miti un rez-de-chaussée conceptuel étonnant : une suite de cinq constructions géométriques vides aux mesures idéales (nombre d’or, racine de 2, 3, 5, carré). Elles sont en torchis et une odeur de paille emplit le vieux palais. Une pureté toute japonaise en l’honneur des rapports géométriques qui régissent la perfection de la beauté.
Toute autre ambiance encore sur la grande île de la Giudecca, où le collectionneur bruxellois Walter Vanhaerents présente pour la première fois à Venise une sélection de grandes œuvres de son "musée" : Rondinone, Warhol, Bruce Nauman, Cindy Sherman, les quatre martyrs de Bill Viola, etc. Un ensemble fort riche qui témoigne de l’ambition des "célèbres collectionneurs belges" qu’on dit, parfois, les meilleurs du monde.G.Dt, à Venise
La Biennale d’art de Venise se tient jusqu’au 22 novembre. Infos : www.labiennale.org