La villa Cavrois: un palais Stoclet moderniste (photos)
C’est une des plus belles maisons du XXe siècle, chef-d’œuvre moderniste, qui rouvre le 13 juin, près de Lille : la villa Cavrois. Une œuvre d’art totale, de 1932, où l’architecte Robert Mallet-Stevens a tout dessiné, du "paquebot" aux moindres détails. Menacée de disparaître, elle a été restaurée à l’identique par l’Etat.
Publié le 22-05-2015 à 08h38
C’est un extraordinaire bâtiment, d’une beauté et d’une modernité soufflantes, que le grand public pourra enfin découvrir à partir du 13 juin. La restauration de la villa Cavrois a duré 14 ans et coûté à l’Etat français 23 millions d’euros, mais le résultat est splendide et a été dévoilé mardi à la presse.
C’est l’équivalent moderniste du palais Stoclet à Bruxelles. Pas étonnant d’ailleurs car l’architecte de cette villa, Robert Mallet-Stevens (1886-1945), était le neveu de Suzanne Stevens, l’épouse d’Adolphe Stoclet. Et Mallet-Stevens fut très jeune fasciné par ce chef-d’œuvre d’art total, une "Gesamtkunstwerk", qu’est le palais où Jozef Hoffmann dessina tout avec l’aide des meilleurs artisans viennois.
La maison privée la plus chère d’Europe
Robert Mallet-Stevens emmena au palais Stoclet, en 1928, son riche client lillois, Paul Cavrois, pour lui montrer ce que pouvait être une œuvre d’art total d’un architecte. Et Paul Cavrois se laissa convaincre et lui fit totalement confiance, le laissant dessiner tout, depuis les lignes générales jusqu’aux meubles et détails des poignées de portes, des interrupteurs, des caves, etc. sans jamais regarder le coût. Mies van der Rohe dira qu’avec une de ses propres maisons, la villa Cavrois fut la maison privée la plus chère d’Europe. Un nouveau palais Stoclet donc, mais moderniste, comme du Frank Lloyd Wright ou Le Corbusier. Une villa-palais qui reste incroyablement contemporaine.
La réussite est totale : un vrai manifeste avec son extérieur en forme de paquebot (type Flagey, l’ex-Maison de la radio conçue par Joseph Diongre), ses immenses baies vitrées, ses espaces aérés aux couleurs inspirées de De Stijl (Mondrian), ses prouesses techniques pour l’époque.
Une histoire chahutée
Pas de fioritures, pas de bling-bling, rien de décoratif, mais des lignes pures et sculpturales, une lumière naturelle qui baigne toute la maison par de grandes fenêtres à guillotine, et les matériaux les plus beaux, avec cinq sortes de marbre : marbre vert de Suède dans la salle à manger des parents, marbre orangé de Sienne pour le coin feu, marbre blanc de Belgique à l’entrée, etc. Avec dix sortes de bois : placage de noyer dans le grand hall, poirier dans le bureau de Paul Cavrois, placage d’acajou de Cuba, sycomore clair pour le boudoir de Madame, placage de palmier dans la chambre des parents, zingana dans la salle à manger des enfants, etc.
L’histoire de la maison fut chahutée. Les voisins au début n’aimaient pas et les enfants Cavrois ont raconté comment on se moquait d’eux en parlant du "péril jaune" (la couleur de la villa). Paul Cavrois l’adorait et veillait à la maintenir jusqu’au plus petit détail (les vis devaient avoir leur gorge à la stricte verticale).
Elle faillit disparaître (lire ci-contre), mais aujourd’hui, restaurée à l’identique, elle retrouve sa magnificence de 1932.
Tour de contrôle
Les visiteurs pourront la parcourir librement (compter 1h30), munis d’une tablette leur donnant les explications et le contexte.
Ils arriveront, comme en 1932, par un chemin qui longe la façade nord, découvrant l’extérieur de briques jaunes allongées avec des joints horizontaux noirs et des joints verticaux invisibles. Tout donne une impression de mouvement et de dynamisme.
La façade sud est un vrai théâtre de la vie de la grande bourgeoisie avec ses immenses terrasses, sa piscine, son plan d’eau et l’aspect d’un paquebot fendant les flots. La tour centrale a des airs de tours de contrôle (Mallet-Stevens était fan d’aviation).
L’intérieur est très structuré : l’aile gauche pour les parents, l’aile droite pour les enfants. Une cuisine gigantesque que Mallet-Stevens voulait blanche et propre comme une salle d’hôpital. De grandes salles de bain, noir et blanc, entourées de fenêtres. Les salles d’études des enfants, la buanderie, le dressing, etc.
Il faut voir les détails : les appliques murales très actuelles, les cache-radiateurs en métal chromé, les revêtements d’aluminium lissé pour la grande salle de jeu des enfants, une rambarde qu’on peut escamoter pour créer un théâtre, le toit-terrasse devenu un jardin en hauteur.
45 000 litres de mazout par an
La restauration fut un travail de fourmi car il fallut tout retrouver d’origine, tous les bois, tous les marbres, toutes les couleurs.
On observe le futurisme de la villa : chaque pièce a son horloge murale incorporée (remplaçant les crucifix), Jean Prouvé dessina l’ascenseur. Il y avait des systèmes de haut-parleurs dans toutes les pièces pour diffuser la TSF (télégraphie sans fil) et partout le téléphone. L’éclairage est indirect et le chauffage central consommait 45 000 litres de mazout par an.
Paul Cavrois avait son fumoir. Les caves gigantesques ont trois espaces à vins (vins ordinaires, fins, et très fins), une cave pour les fleurs, une pour les fruits, etc.
Des projets avec le Grand-Hornu
Mallet-Stevens résumait le confort moderne en 1932 : "Le vrai luxe, c’est vivre dans un cadre lumineux, gai, largement aéré, bien chauffé, avec le moins de gestes inutiles et le minimum de serviteurs."
Des projets culturels, aussi avec le Grand-Hornu, sont en préparation à la villa après la phase de découverte par le public (on attend officiellement 70 000 visiteurs par an, mais en réalité, bien plus).
La villa Cavrois est à 7 km seulement de la frontière belge. On peut y accéder par le tram qui part de la gare de Lille Europe (20 minutes de tram). Et tout près de la villa, on peut (re)découvrir deux lieux magnifiques : la Piscine (musée) de Roubaix et le musée LAM de Villeneuve-d’Asq.
L’incroyable sauvetage
Durant la guerre, la Wehrmacht a occupé la villa Cavrois (et recouvert le plan d’eau, trop visible d’avion). Au lendemain de la guerre, Paul Cavrois fit transformer la villa pour y loger ses deux fils et leurs familles.
Après la mort de Mme Cavrois en 1985, tout se délita très vite. Le mobilier non fixe fut dispersé en vente publique par Sotheby’s à Monaco (à des prix très bas, mais aujourd’hui il vaut des fortunes). On a refait à l’identique tous les meubles encastrés, mais pas les meubles "volants". L’Etat français surveille les ventes publiques afin d’y racheter les meubles. On sait que les riches familles des environs (souvent installées en Belgique pour raisons fiscales) ont des meubles Mallet-Stevens et la villa Cavrois espère qu’elles lui en feront don.
Un projet immobilier
La maison fut alors achetée par un des quatre frères Willot, surnommés à l’époque "les Dalton", qui tentèrent de créer un empire du textile mais se retrouvèrent devant les juges. Un certain Bernard Arnault achetant leur société, en en faisant le début de sa propre fortune.
Les frères Willot laissèrent la maison se dégrader, être pillée. Ils avaient un projet immobilier sur ce terrain.
Immédiatement se créa une "association de sauvegarde de la villa Cavrois" (même les voisins, jadis sceptiques, se battirent pour la conserver) mais rien n’y fit. Même pas le classement de la villa en 1990. Et Cavrois devint comme un symbole de la débâcle du textile.
Des arbres dans le salon
Il fallut que l’Etat rachète la villa en 2001 pour la sauver. Elle était dans un état terrible : des arbres poussaient dans les pièces, les marbres avaient été arrachés, le mobilier encastré avait été volé, etc. On a conservé à l’étage, comme témoin de ce passé, une pièce dans l’état de ruine où était la villa.
Le parti pris fut de retrouver l’état initial de la maison. Deux cent septante ouvriers spécialisés y travaillèrent. Mais Mallet-Stevens avait demandé qu’on brûle toutes ses archives à sa mort, en 1945. On a dû partir des rares photos d’époque, de sondages dans les murs, etc., pour tout retrouver. Un vrai travail d’archéologue.
Le choix a été posé de refaire à l’identique tous les meubles "fixes", mais de n’ajouter comme meubles "flottants" que ceux de Mallet-Stevens d’époque. La villa espère peu à peu tous les retrouver.
Qui est Paul Cavrois ?
Paul Cavrois (1890-1965) était un riche industriel du textile qui employa jusqu’à 700 personnes. Le couple avait sept enfants et décida de faire construire un château du XXe siècle, à Beaumont, dans le village de Croix, situé dans la banlieue de Lille. Un lieu-dit alors champêtre mais devenu depuis le quartier hyper chic de Lille où se trouvent les grosses fortunes nées du textile ou plus récentes comme les Mulliez, rois discrets des grandes surfaces. Paul Cavrois avait rencontré l’architecte Robert Mallet-Stevens à l’Exposition des arts décoratifs et fut séduit par ce dandy tout auréolé d’avoir construit la villa Noailles à Hyères. Il dessina pour Cavrois cette maison de 3 800 m², de 60 mètres de longueur de façade, avec une grande piscine, un miroir d’eau de 72 mètres de long et un parc aménagé. La construction dura deux ans et demi. Le credo de Mallet-Stevens était celui du modernisme : une maison axée sur l’air, la lumière, l’hygiène, l’économie, le confort. D’une austérité très luxueuse. Presque protestante, mais d’une immense beauté.

Villa Cavrois, ouvert à partir du 13 juin, tous les jours sauf mardi de 10h30 à 18h30 (17h30 de novembre à mai). Infos : www.villa-cavrois.fr