Anish Kapoor renverse Versailles, entre gigantisme et polémique
L’artiste anglo-indien a placé ses installations spectaculaires dans les jardins du château. Il bouscule l’ordre de Louis XIV.
Publié le 09-06-2015 à 11h03 - Mis à jour le 09-06-2015 à 11h33
Anish Kapoor (né en1954 à Bombay, vit à Londres), devenu Sir Anish Kapoor depuis qu’il a été anobli par la Reine, est une des grandes stars de l’art actuel. En2011, “Leviathan”, son immense installation rouge sang, envahissait les serres du Grand Palais à Paris et attira près de 300 000 visiteurs en quelques semaines. On y pénétrait comme dans un utérus géant.
Catherine Pégard, la directrice du château de Versailles, lui a proposé de créer des œuvres dans le parc dessiné par Le Nôtre. Nouvel invité à Versailles après Koons, Murakami, Venet, Penone ou Lee Ufan, Anish Kapoor a longuement visité et étudié l’œuvre frappante de Le Nôtre, “un artiste majeur”, dit-il, ajoutant ne pas vouloir ajouter d’ornement à Versailles. “Notre époque a besoin d’autre chose qu’une esthétique plaisante.”
“Les jardins de Le Nôtre, si ordonnés, pour lesquels même les collines ont été rasées, sont le signe tangible d’un pouvoir absolu, celui de LouisXIV qui s’impose sur nous, nos idées, jusqu’à nos paysages. Mais est-ce qu’on accepte encore aujourd’hui cette démonstration de pouvoir ? Le Nôtre voulait un jardin éternel mais les pouvoirs se dégradent, les temps changent.”
Anish Kapoor veut dévoiler les soubassements des jardins, leurs secrets, leurs humeurs, leurs dangers, en réveiller l’inconscient. Il veut, dit-il, “écorcher le tapis vert et mettre à nu l’ordre établi par l’homme sur la nature”.
Inquiétude autour de l'extrême droite
Il n’y a que six installations mais certaines sont gigantesques. Le parcours démarre de la terrasse : un grand miroir recourbé retourne le château et les visiteurs. Un second miroir géant, circulaire, brouille nos sensations et rabat le ciel vers nous. Puis on descend l’allée vers le Grand Canal, découvrant au passage le bassin de Latone entièrement rénové (lire ci-contre).
On aperçoit de loin sa plus grande installation, "comme un corps gisant sur le sol avec les jambes ouvertes", dit-il. "Dirty Corner" apparaît plutôt comme le résultat de fouilles, un work in progress, un objet étrange tombé du ciel ou surgi des profondeurs. Une énorme sculpture en acier corten sous un amoncellement de 500 tonnes de pierres venues de Belgique, 1000 tonnes de terre issue de la production agricole et des marbres rouges comme ceux du château lui-même. L’objet a la forme d’un cornet, d’une oreille, ou d’un vagin, dit Kapoor, dirigé vers le château et se prolongeant par un long tuyau plus phallique. La confusion semble régner, la terre est éventrée dans une excavation rouge sang. "Dirty Corner, explique-t-il, apporte le côté sombre, l’obscurité, la grotte, la ruine. J’ai retourné le jardin."
Vortex géant
Kapoor joue sur les dualités : terre et ciel, vide et plein, masculin et féminin, lumière et obscurité. Les formes créées, sans être jamais explicites, peuvent trouver des résonances sexuelles ou psychanalytiques. Lui-même a expliqué qu’on pouvait aussi y voir "le vagin de la reine prenant le pouvoir", une œuvre féminine déposée dans un lieu du pouvoir masculin par excellence.
Cela a suffi pour que des sites Internet de groupuscules d’extrême droite ou ultraroyalistes (comme celui de l’idéologue Alain Soral) dénoncent "la souillure faite au parc". Il n’en est évidemment rien, car Kapoor nous offre l’occasion de voir autrement le parc, en poétisant joliment sa ruine possible, comme le faisait Piranèse avec Rome.
"The Guardian" à Londres se demande avec pertinence ce qui arrive au pays de "L’Origine du monde" de Courbet : après McCarthy agressé pour son arbre place Vendôme, après une photo cassée à coups de marteau à Avignon, l’art contemporain est à nouveau instrumentalisé par l’extrême droite dans des buts politiciens.
Un peu plus bas, entre le bassin d’Apollon et le Grand Canal, une autre œuvre continue le propos. "Descension" est un vortex très impressionnant. On a dû creuser une cavité profonde de 6 mètres et large de 9, remplie d’eau entraînée par un moteur. Elle forme un profond vortex, "un trou noir tourbillonnant menant au centre de l’univers". Les enfants déjà s’arrêtent, captivés, devant ce bassin où les souterrains du monde jaillissent. Le visiteur remonte ensuite par le labyrinthe de chemins et de bosquets. Au lieu appelé "Le bosquet de l’étoile", Kapoor a placé un énorme cube rouge, tendu de rouge, avec des cavités, des tuyaux. On peut y pénétrer.
De même que le labyrinthe des bosquets vient troubler la géométrie du jardin, cette sculpture organique vient troubler Versailles.
Canon au Jeu de Paume
Anish Kapoor est le premier artiste invité à Versailles à utiliser en plus, en ville, en dehors du château, la salle historique du serment du Jeu de Paume, début symbolique de la démocratie et qu’on peut visiter. Il y a placé son canon à air comprimé qui projette régulièrement à 80 km/h un pot de 9 kg de cire et vaseline rouge qui s’écrase dans le coin blanc d’une pièce. L’effet est saisissant. Le rouge éclate, c’est le rouge de l’intérieur de nos corps, du sang. Un geste qui rappelle les éclaboussures de Jackson Pollock dans ses "drippings".
"Shooting into the corner" est un classique de Kapoor déjà souvent montré. Dans la salle du Jeu de Paume, à Versailles, il prend un sens très politique, signe de la fin de la Royauté, évoquant le sang des morts. "Une peinture qui est le témoin, le reste du carnage", ajoute l’artiste. Un symbole cette fois, évidemment phallique, dénoncé à nouveau et de manière ridicule par ces mêmes sites extrémistes. Jamais jusqu’ici ce canon ne suscita ce type de controverse.
"Kapoor voulait voir l’intérieur des jardins, l’envers, les dessous, les blessures, justement parce qu’ils sont parfaits à ses yeux. Cette tension entre l’ordre et le désordre, le certain et l’incertain évoque l’Histoire qui ne s’est pas figée mais qui continue à Versailles", résume Catherine Pégard. Pour la philosophe Julia Kristeva, il y a entre les œuvres de Kapoor et le parc, "une étreinte qui ne rejette pas Versailles mais qui nous invite à l’appréhender de l’intérieur". Kapoor ne veut pas figer les interprétations de ses œuvres : "Je n’ai pas à être expressif, nous avait-il dit un jour, ni à donner un message. Mon rôle est de susciter une réponse émotionnelle, de donner aux spectateurs les moyens d’atteindre d’autres perceptions et de trouver leur propre expression."
Versailles retrouve ses fontaines
En même temps que les œuvres d’Anish Kapoor, on peut découvrir à Versailles le célèbre bassin de Latone restauré et le Bosquet du Théâtre d’Eau réinventé. Du temps de Louis XIV, les jardins de Versailles n’étaient que faste, multipliant les jeux d’eau et les scènes pour y jouer des spectacles. Le temps, la révolution, et jusqu’aux tempêtes de 1999 ont détruit bien des arbres et des parties des jardins. Un chantier de 8 millions d’euros mobilisant 75 artisans d’art a terminé la restauration du bassin de Latone, juste en-dessous de la terrasse du château. On a restauré à l’identique les 74 figures sculptées en plomb couvertes d’or, montrant dans le mythe de Latone, les paysans, les grenouilles, les lézards et les tortues. Un ensemble créé en 1665 par Jules-Hardouin Mansart. Sur le côté des jardins, le Bosquet du Théâtre d’Eau n’existait plus. Il a fallu tout recréer (budget de 5 millions) avec le paysagiste Louis Benech pour redessiner un jardin avec 90 chênes verts, 30 ifs et 60 000 pervenches. Au milieu du bassin, l’artiste Jean-Michel Othoniel a placé 1700 perles géantes de verre soufflé, parées de feuilles d’or et qui crachent l’eau dans tous les sens. Une référence à l’œuvre de l’artiste Felix Gonzalez-Torres. Si les jeux d’eau et les perles sont déjà convaincants, il faudra encore attendre, pour le reste, que les plantations se développent pleinement.
Kapoor Versailles, entrée gratuite dans les jardins tous les jours, jusqu’au 1er novembre. Salle du Jeu de Paume : de 14 à 18h, sauf lundi.