Trois regards sur l’art d’aujourd’hui
Rencontre avec trois grands artistes contemporains : Francis Alÿs, El Anatsui et Thomas Hirschhorn. Ils sont à Mons pour “Atopolis”, l’exposition qui s’ouvre samedi. Sous l’égide de la pensée du poète et essayiste Edouard Glissant, chantre du métissage et du “Tout-monde”.
Publié le 11-06-2015 à 13h03
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Rencontre avec trois grands artistes contemporains : Francis Alÿs, El Anatsui et Thomas Hirschhorn. Ils sont à Mons pour “Atopolis”, l’exposition qui s’ouvre samedi. Sous l’égide de la pensée du poète et essayiste Edouard Glissant, chantre du métissage et du “Tout-monde”.
Francis Alÿs et le rêve des enfants
Francis Alÿs (né en 1959 à Anvers, vit au centre de Mexico) fut révélé au grand public belge par sa magnifique expo au Wiels en 2010. En 2011, "Newsweek" le plaçait septième dans la liste des artistes les plus importants au monde.
Il raconte des petites histoires. Chaque fois, il pose des questions de base et imagine un scénario original et poétique qu’il réalise avec un soin extrême. Il intervient dans l’espace urbain et il marche, sillonnant son quartier ou le monde. Il a fait de la marche une discipline artistique lui permettant de révéler la résistance minimale qu’opposent les habitants aux structures de contrôle et d’uniformisation de la ville. Il en tire des œuvres d’une portée universelle qui évoquent les questions de l’humain et du vivre ensemble.
Tongs et babouches
Basané, longue silhouette, regard vif, il a choisi pour Atopolis de présenter un ensemble vidéo-dessins-objets-peintures autour de la performance réalisée en 2008 au détroit de Gibraltar. C’est la première fois qu’il montre cet ensemble.
Le 12 août 2008, une ligne d’enfants, chacun portant un bateau à voile fait à partir d’une chaussure, quittait l’Europe en direction du Maroc en s’enfonçant dans la mer. Tandis qu’une seconde ligne d’enfants portant aussi des bateaux faits d’une babouche à voile et partant du Maroc, tentait de rejoindre l’Espagne. Les deux lignes se rejoignaient à l’horizon.
Francis Alÿs montre ses dessins magnifiques, ses peintures, les dizaines de petits bateaux faits de tongs ou de babouches avec leurs voiles.
Pieds secs, pieds mouillés
Une œuvre qui résonne fortement quand des milliers de réfugiés meurent en mer pour tenter d’atteindre l’Europe.
"L’idée m’est venue en 2006 quand je suis retourné pour la première fois en Europe, à Londres, pour deux ans de résidence semi-permanente. Immigré-émigré, j’ai été frappé par l’état de l’opinion européenne sur l’émigration. J’ai alors imaginé, en 2006, de relier symboliquement Cuba et la Floride. Les pêcheurs de La Havane et ceux de Key West étaient invités à aligner leurs bateaux afin de relier par un pont flottant les Etats-Unis et Cuba. J’avais été interpellé par la loi Carter qui disait que si un ‘balsero’ (boat-people) arrivait les pieds secs aux Etats-Unis, il pouvait rester mais était renvoyé à Cuba s’il avait les pieds mouillés. Le pont permettait de rester au sec. J’ai été déçu que seul le côté cubain ait participé massivement, alors que je voulais montrer un pont fonctionnant dans les deux sens. J’ai donc recommencé autrement au détroit de Gibraltar."
"Le détroit de Gibraltar a une énergie incroyable, riche encore du mythe d’Hercule fendant le rocher. C’est par là que nos ancêtres Homo sapiens sont venus d’Afrique. Alors que les réfugiés sont pourchassés, les trafiquants de drogue en speed boat sont, eux, si rapides que la police ne peut les intercepter."
La folie de l’argent
Chez Francis Alÿs, le poétique rejoint le politique. Les enfants porteurs de bateaux, sont porteurs des rêves. "Dans ce cas, le lien entre poétique et politique est littéral. Mes vidéos et travaux proposent un temps de ralentissement, un espace pour une autre perception dans notre espace-temps, une pause pour prendre le temps de réfléchir. Alors le poétique peut être en mesure d’entraîner une pensée politique. Mais pas politique dans le sens d’un militantisme ou de l’illusion du politique."
Francis Alÿs est devenu artiste en émigrant à Mexico comme si le déplacement amenait à la création. "Le Mexique ne fut pas une histoire d’amour mais c’est au contraire mon incompréhension de la culture de la ville qui m’a fait alors dévier de mon métier d’architecte vers l’art. Les architectures sont trop lentes. Les migrations peuvent cependant avoir un effet pervers laissant sur place les moins créatifs."
Pour Francis Alÿs, "l’art peut provoquer chez le visiteur un doute, même si l’artiste a du mal à le percevoir. La juxtaposition des dessins, peintures, objets, vidéos peut créer une faille intéressante dans sa vision des choses" .
Il constate la folie de l’argent, y compris dans l’art. "Cela va péter et j’espère qu’on reviendra à un équilibre éthiquement cohérent. Vu du Mexique, j’espère que l’Europe conservera son modèle social." Depuis dix ans, il ne commercialise plus ses vidéos "car elles ont été produites avec des communautés. J’équilibre leurs coûts de production avec mes dessins et peintures."
Les ateliers fous d’Hirschhorn
Thomas Hirschhorn (né en 1957 à Berne, vit à Paris depuis 1984) a créé à Mons un "atelier" comme il les aime. Un désordre indescriptible, mais riche de phrases, de post-it, de livres, de vidéos, de blocs de frigolite qu’on peut tailler et travailler. Un espace de rencontres et d’idées générées du chaos apparent.
"La globalisation inversée"
On y retrouve son esthétique : rouleaux de scotch brun qui recouvrent les meubles et les sièges, chaises de jardin empilées. On se souvient de son incroyable expo au musée Dhondt-Dhaenens en 2010 où les salles étaient recouvertes de mètres de canettes vides. Ou son grand atelier rempli de pneus qu’il avait créé l’an dernier au Palais de Tokyo à Paris.
Son "atelier" de pensée évoque Edouard Glissant, le poète et essayiste des Caraïbes, mort en 2011. Celui-ci vantait la richesse du métissage des cultures et parlait d’un "Tout-monde". Hirschhorn a écrit sur des banderoles des phrases de Glissant : "Par la pensée de l’errance, nous refusons les racines uniques" , "La pensée poétique a aujourd’hui autant de chances que les pensées politiques."
"L’art ne change pas le monde"
Chacun peut s’asseoir, consulter les livres, choisir des vidéos, bricoler, partager une pensée. "Ce qui m’intéresse, dit-il, est la globalisation inversée. Glissant a des mots - archipel, Tout-monde, etc. - qui nous donnent des yeux différents pour voir le monde. Pour savoir ce qu’est l’erreur, dit-il, par exemple, il faut errer. On a le droit de ne pas comprendre, d’être obscur, disait-il aussi. Dans cet atelier, ces pensées peuvent prendre forme et je choisis une esthétique pauvre (scotch, etc.) que chacun peut connaître."
"A 25 ans, j’ai quitté la Suisse, trop étriquée car il est important de partir. Glissant, un jour, rencontra une femme antillaise qui se plaignait d’être taxée de négresse en France et de frenchie aux Antilles. Il lui a dit qu’elle était, elle, l’avenir."
L’ambition de Hirschhorn est de créer un "cadre critique" , de "mettre dans un état critique ouvert à tous" . "Ce qui compte c’est d’avoir une idée, une pensée, quelque chose à partager, du combustible. Certes, l’art ne change pas le monde, mais les écrits de Glissant, Deleuze, Spinoza, l’œuvre de Malevitch ou Mondrian, montrent qu’on peut créer sans que quelqu’un vous l’impose et cela peut tenir des siècles. Je n’imagine pas un monde sans guerres, mais je n’imagine pas non plus un monde possible sans Mondrian et Malevitch. Ce monde a toutes les facettes possibles, c’est ça le ‘Tout-monde’ de Glissant."
La tapisserie géante d’El Anatsui
Trois artistes majeurs d’aujourd’hui sont pour l’instant à Mons pour mettre la dernière main à leur contribution à l’exposition d’art contemporain “Atopolis” qui s’ouvrira à la fin de la semaine, sous le commissariat de Dirk Snauwaert et Charlotte Friling du Wiels (on lira samedi la critique de Claude Lorent). Une occasion rare de rencontrer El Anatsui, Francis Alÿs et Thomas Hirschhorn.
Le rôle social de l’artiste
El Anatsui (né en 1944, vit au Nigeria près de Lagos) est tout auréolé du Lion d’or qu’il vient de recevoir à la Biennale de Venise pour l’ensemble de son œuvre. Il observe le haut mur du Manège de Sury où sera exposée sa dernière “tapisserie”. Le soleil qui inonde le lieu ne le gêne pas, “au contraire” . Deux grandes caisses sont encore visibles, on vient d’en extraire la lourde draperie métallique de 8 mètres sur 7 mètres.
Deux gros rouleaux posés sur le sol, composés de milliers de petites pièces métalliques assemblées à la main, trou par trou, avec des fils rouges, par l’atelier de l’artiste à Nsukka au Nigeria. Des “déchets” provenant de bouteilles d’alcool dont il utilise les ornementations des bouchons et des cols.
Il faudra accrocher la pièce pour qu’elle fasse des plis, donne une légèreté tout en miroitant. Brillant et mat, taches de couleur, El Anatsui se veut aussi peintre au travers de ses assemblages géants. Il aime aussi souligner le rôle social de l’artiste qui, dans son cas, fait vivre des artisans à ses côtés.
Atopolis, au Manège de Sury, à Mons, à partir de samedi.