Pascale Marthine Tayou, le sorcier de l’art
L’artiste d’origine camerounaise mais vivant à Gand est partout. De Londres à Paris, il expose à Bozar tout cet été. Rencontre dans son atelier avec un artiste nomade, poète et grand créateur de formes.
Publié le 15-06-2015 à 12h06 - Mis à jour le 15-06-2015 à 12h07
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L’artiste d’origine camerounaise mais vivant à Gand est partout. De Londres à Paris, il expose à Bozar tout cet été. Rencontre dans son atelier avec un artiste nomade, poète et grand créateur de formes.
"Choisir des prénoms féminins était une forme de résistance"
Pascale Marthine Tayou semble être partout. L’an dernier, il exposait à Los Angeles et Bregenz. Il vient de terminer une exposition au cœur de Londres. Il est à Paris avec "Gri-gri", où il envahit de manière spectaculaire la nouvelle galerie VNH. Il est chargé de "désenvoûter" les lieux qui furent ceux de l’historique galerie d’Yvon Lambert (jusqu’au 20 juin).
A 70 km de Paris, dans le beau village de Boissy-le-Châtel, dans "Les Moulins", deux grandes anciennes usines à papier, occupées par les artistes de la Galleria Continua, on retrouvera tout l’été ses installations mêlées à celles de Kapoor, Pistoletto, Buren et d’autres : un gigantesque arbre à palabres, des tableaux faits de craies multicolores, etc.
Pour cet automne, il a été choisi comme artiste contemporain pour la réouverture très attendue du musée de l’Homme à Paris. Et il sera au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles à partir du 24 juin avec 80 œuvres.
Un prénom féminin
On est alors tout surpris de le voir seul dans son grand atelier, un ancien espace industriel de la banlieue de Gand. Chaleureux, convivial, il rit : "Les autres sont dans ma tête" , dit-il. D’origine camerounaise, il est arrivé à Gand à cause de Jan Hoet, le "pape de l’art", mort l’an dernier. "En 1996, je l’avais rencontré au Castello di Rivoli à Turin. Il m’a immédiatement proposé de participer à son exposition à Gand, "Rode Poort", bousculant son programme pour moi. Je suis revenu ensuite pour une autre expo et je suis resté en Belgique. Je voulais m’éloigner des grands centres pour moi épuisés, comme Paris et Londres. Par mon éducation, je refuse de me laisser polluer par les grandes cités. Je préfère les villages."
Pour lui, Jan Hoet n’est pas mort : "Je ne l’évoque pas au passé. Quand un ami meurt, il continue à vivre en nous. "
En riant, il nous avait un jour expliqué qu’il était le seul artiste flamand qui ne parlait pas flamand. " Les Flamands m’adorent , dit-il. Si on est Flamand de souche, a-t-on le droit d’être africain ? Bien sûr et l’inverse est vrai."
Il refuse l’étiquette d’artiste africain. "Quand on dit que ces artistes apportent du sang neuf, ce n’est que le leurre de la mode. Cela veut dire qu’on s’ennuie et qu’on attend autre chose. C’est une étiquette. L’important est ce qu’on fait."
Son double prénom féminin surprend quand on le voit baraqué, rastas et barbe : "Quand j’ai commencé l’art, je me suis choisi un nom et je trouvais joli Pascale Marthine, d’autant qu’alors, il y avait peu de femmes dans l’art, il régnait une violence machiste et choisir des prénoms féminins était une forme de résistance et une manière d’affirmer aussi mon côté féminin."
Dans ses œuvres, des traces de fétichisme, d’animisme, de vaudou
Dans ses grands hangars (3 500 m2), on découvre des dizaines d’œuvres. De grands fétiches en verre, les "Poupées Pascale", qu’il recouvre d’objets les plus divers (terre, perles, tissus, comme les fétiches anciens). "Je travaille avec des souffleurs de verre en Toscane. Ces fétiches sont en cristal et j’accompagne ces artisans pour les détails."
A coté, deux grands tableaux faits de billes vertes en verre, avec des traces d’écume en ciment. " C’est la mer et les vagues, mais c’est la mer de Lampedusa." Chez Tayou, la beauté multicolore renvoie à des significations plus philosophiques. "La douceur se mêle à l’acidité ." Partout, il ajoute à ses œuvres des épingles à tête colorée. "Comme le faisaient les féticheurs. La piqûre d’épingle est ce qui pique mais aussi ce qui peut guérir."
De grands tableaux sont faits de petits blocs de charbon juxtaposés comme des touches de piano. D’autres sont en chocolat ou faits de craies de toutes les couleurs. Il y ajoute des poussières, des tissus, des épingles. "La craie renvoie à notre apprentissage qui au début est un jeu mais peut devenir nocif si on ne revient pas à l’humain."
Des tableaux sont des miroirs recouverts de minerais, avec des figures, des paysages, des scarifications, des paillettes, et un cadre entouré de jean. Il y évoque le pillage du coltan, des diamants, de l’or au Congo. "Je fétichise, je vaudouïse ces problèmes", dit-il.
Arbre à palabres
Pascale Marthine Tayou est né en 1966 à Nkongsamba au Cameroun. Après des études de droit, il bifurque et devient artiste autodidacte. " J’avais décidé de faire ce que les autres détestent, de faire mieux ce que les autres font mal. Dans le monde, on naît libre et la liberté est la condition nécessaire pour créer et être artiste."
Depuis le milieu des années 90, le succès ne fait que croître. Il est de toutes les biennales, il bénéficie d’une expo au Smak à Gand dès 2004, etc.
"Ce qui m’intéresse, c’est l’humain, la mutation permanente des formes et leur inévitable rencontre tandis que l’humain demeure inchangé ." Au Moulins, en France, il a construit un énorme arbre à palabres fait d’une colonne néodorique surmontée d’un feuillage coloré fait de centaines de récipients en plastique achetés sur les marchés africains. Avec lui, les cultures se brisent et des esthétiques nouvelles naissent.
Au Moulins, on admire aussi le "lustre" suspendu, fait de milliers de sacs en plastique colorés. "Les sacs en plastique sont une constante des hommes pas seulement en Afrique. Et en utilisant le plastique, je fais un clin d’œil ironique à l’appellation d’arts plastiques, de plasticien qu’on donne aux artistes actuels."
L’humour et la beauté sont là aussi, chez Pascale Marthine Tayou. "Je suis fondamentalement pessimiste, donc optimiste. La vie est belle. Je veux fabriquer un système contre les faux-culs qui sont partout. Je suis un petit homme vert passionné par la diversité humaine."
Quand il retourne en Afrique, il "rend" un peu de ce qu’il a, en achetant par exemple sur un marché toutes les calebasses pour les utiliser dans ses œuvres.
La ronde des rituels
Dans toutes ses œuvres, on trouve des traces de fétichisme, d’animisme, de vaudou, mais fantasmées, devenues contemporaines. "Cet animisme doit relier ce qui nous unit : la volonté de préserver l’espèce humaine. Le rituel est partout. On peut y trouver le confort. Mais on peut aussi s’en éloigner et relier tous les rituels du monde. Dans "Love letters" je fais des tableaux avec des nattes en paille de prières musulmanes sur lesquels j’ai dessiné des couples. Et j’ai découvert que ces nattes sont tissées par des minorités chrétiennes et achetées par des musulmans."
Il trouve ainsi des formes singulières, fortes, pour évoquer l’injustice sociale, le post-colonialisme, l’identité multiculturelle.
"L’Afrique a longtemps subi une domination abominable. Il faut effacer aujourd’hui les frontières. Mais la domination demeure quand je vois le diamant et l’or : pourquoi faut-il toujours que ceux qui creusent et trouvent restent pauvres alors que ceux qui rachètent deviennent riches ? Pourquoi les larmes du bonheur sont toujours chez les mêmes et les larmes du malheur toujours chez les autres ?"
D’autres "fétiches" montrent des figures en bois de colons piqués de longs "mikados". Au Cameroun, ces mikados se nomment Shanghai, comme la ville chinoise. "Je montre ainsi la colonisation par la Chine de la néocolonisation africaine."
Coton tige
Au Moulins, une installation est faite des collections de la Revue noire plantées sur de grosses piques. Un autodafé "qui montre qu’il ne faut plus une Revue noire mais une revue mondiale ."
Pour son expo à Bozar, intitulée "Boomerang" (les actes des hommes ont des conséquences qu’il faudra un jour ou l’autre assumer), il reprend autrement l’expo de Londres à la galerie Serpentine. Avec "Coton tige", un nuage de coton flottant dans les salles, avec le grand serpent "Africonda" ou ce poulpe fait de tuyaux de pompes à essence.
Pour Bozar, il a développé une œuvre évoquant les filles enlevées au Nigéria. "Mais j’évoque aussi l’enlèvement des garçons et le fait qu’après l’émoi initial, on n’entend plus les dirigeants occidentaux."
Les créations de Tayou sont "inventives et imprégnées d’une étrange magie qui a le pouvoir de nous relier les uns aux autres."
--> Pascale Marthine Tayou à Bozar, à Bruxelles, du 24 juin au 20 septembre
--> Et à la Galleria Continua, "Les Moulins", à Boissy-le-Châtel près de Paris, www.galleriacontinua.com