La création contemporaine menacée par l’autocensure
L’art contemporain est l’une des cibles favorites des redresseurs de torts de tous bords visant à la censure. Dernier exemple en date, l’acte de vandalisme perpétré contre l’œuvre d’Anish Kapoor à Versailles. La résistance qui s’impose devrait préserver la liberté d’expression. Une analyse de Claude Lorent.
Publié le 19-06-2015 à 19h40 - Mis à jour le 20-06-2015 à 17h56
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Le phénomène n’est ni neuf, ni récent, mais force est de constater qu’il a pris à la fois une ampleur qui est allée jusqu’au tragique et qu’il engendre des réactions en sens très divers. Plus que jamais le débat non seulement est sous tension mais il se radicalise, engendre une polémique acharnée et provoque des réactions inattendues dans le sens de la prudence sécuritaire. L’art, le contemporain en particulier, est devenu une cible favorite de quelques individus ou de groupes qui s’en prennent à la liberté d’expression des artistes et à la liberté de montrer. L’artiste anglo-indien Anish Kapoor en a fait les frais ces derniers jours. Son œuvre monumentale "Dirty Corner" (surnommée "Le vagin de la Reine"), installée dans les jardins du château de Versailles, a été vandalisée par des jets de peinture dans la nuit de mardi à mercredi.
Censure antidémocratique
Impossible de passer sous silence les meurtres chez "Charlie Hebdo", même s’ils ne sont pas emblématiques de l’aversion violente parfois exprimée à l’égard d’œuvres contemporaines. Ils sont inoubliables et inexcusables. Très salutairement, une réponse massive, positive, déterminée, leur a été opposée. Nous n’y reviendrons pas. D’autres cas, d’autres comportements, d’autres réactions, fort heureusement moins tragiques ont marqué l’actualité depuis quelques années, quelques mois. Ce sont des signes concrets que les avancées énormes du siècle passé dans le domaine de la liberté d’expression ont encore du chemin à faire. Et que là comme ailleurs, le respect des différences n’est pas un acquis même dans les démocraties les plus avancées et dans les pays des droits humains. Par contre, une exposition qui se tenait récemment à Bruxelles n’aurait étonné personne. La galerie Paris Beijing montrait une série d’œuvres actuelles, toutes censurées par le régime chinois. Le pays qui s’est ouvert à l’art contemporain et en fait même ses choux gras est loin d’avoir acquis le label de la démocratie ! La censure et la répression y règnent dans tous les domaines.
Sujets sensibles
Les domaines les plus concernés par ces agressions en tous genres sont parmi les plus sensibles qui soient et nous excluons d’office, car ce serait l’objet d’un autre débat, l’opposition à l’art contemporain pour lui-même. La sexualité du nu à la pornographie, les croyances religieuses de toutes obédiences et le politique sont les sujets les plus ciblés par les intervenants. Que d’aucuns expriment leur opposition face à certaines œuvres est légitime et même sain dans une société plurielle mais de là à vouloir museler les artistes dans leurs pensées et leurs expressions, il y a une marge à ne pas franchir. Etre respecté dans sa liberté implique le même respect de celle des autres. On notera que si les auteurs de ces faits sont très généralement condamnés par la justice, les œuvres et leurs auteurs ne sont pas incriminés.
Une saine subversion
L’argument le plus en vogue pour justifier des réactions démesurées et généralement illégales tient principalement en un seul mot passe-partout : la provocation. Exposer dans l’espace public une forme stylisée de McCarthy, interprétable tantôt comme un sapin de Noël, tantôt comme objet érotique; exposer certains nus de Robert Mapplethorpe ou une femme crucifiée aux seins nus de Bettina Rheims, mettre en scène des tapis de prière… tombe sous le même vocable irrecevable. L’art, comme les autres formes d’expression mais peut-être davantage par la présence fixe de ses images et leur indéniable impact direct par le donner à voir, est une puissance de transgression dérangeante car il peut, visuellement et intellectuellement, remettre en permanence à la question tous sujets dans tous les domaines.
Franchir les limites conventionnelles comme il le fait notamment vis-à-vis de lui-même (tout le XXe siècle l’a malmené !), sauter les frontières, enfoncer les tabous, lever les interdits, le tout dans les limites de la législation, sont des attitudes subversives, des actes de rébellion, d’indignation ou de dissidence qui menacent la pensée en état de cryogénisation d’où qu’elle vienne et trouble donc les esprits ancrés dans des certitudes, des affirmations immuables. Ils ne provoquent pas, ils conduisent à la réflexion, au débat, à la mise en cause saine et salutaire, ils régénèrent l’esprit. L’art a ce pouvoir de perturber les méninges endormies ou de déranger les hypnotiseurs avides de pouvoir de préférence absolu. Les Cattelan, les Gianni Motti, les Jake et Dinos et autres, bien entendu critiquables par tous et chacun, sont un peu les bouffons, non plus des rois mais d’une société globalisée vis-à-vis de laquelle ils abordent par exemple la question de l’obscénité. Quid de l’argent ou du sexe, des croyances ou de la politique, de l’art ou de la violence ? Où est l’obscénité ? Leur liberté est la garante de la nôtre. Et c’est en cela qu’elle dérange et perturbe. C’est pour cela qu’il faut la préserver.
Un effet boule de neige
Nous avons ici même, à plusieurs reprises, évoqué des cas de dégradations d’œuvres d’art contemporain. Cela va de l’intervention individuelle irréfléchie à l’action collective (lire les exemples ci-contre). Et l’on ne compte plus les plaintes déposées par des associations diverses sous les prétextes les plus fallacieux ou ridicules qui vont d’un soi-disant caractère pédopornographique à l’outrance au sacré. Plus sournoises mais non moins efficaces sont les pressions exercées de plus en plus fréquemment via les nouveaux moyens de communication de masse pour s’insurger contre la présence de telle ou telle œuvre dans une expo. En 2010, la Mairie de Paris s’est finalement inclinée en interdisant l’expo Larry Clark aux moins de 18 ans, alors que le sujet portait précisément sur la sexualité des adolescents ! En quelques années, les exemples s’amoncellent dans un effet boule de neige.
Résister à la soumission
Face à de tels agissements et face à quelques menaces proférées, on constate que des organisateurs d’expositions, des responsables de lieux ou de programmation, certains artistes eux-mêmes (Paul McCarthy), préfèrent adopter le profil bas plutôt que d’opposer le respect de la liberté d’expression dans un des très rares domaines où elle peut encore s’exercer. Afin d’éviter d’être accusé de provocation, d’obscénité, d’outrage, voire de blasphème (notion non retenue par le législateur), on retire les œuvres incriminées, on isole d’emblée certaines œuvres (Koons à Paris) ou on limite l’accès (Larry Clark), on tronque une part de la création (Koons à New York), on annule même la manifestation par mesure de sécurité (musée Hergé à Louvain-la-Neuve), on prend des mesures préservatives pour ne pas déplaire à une frange de la population qui parvient ainsi à imposer un point de vue partisan et réducteur. Se soumettre volontairement à cette forme d’autocensure c’est avant tout priver une partie de la pensée créatrice de s’exprimer. Et surtout priver le public d’en prendre connaissance et par conséquent de s’enrichir. Serait-ce même dans la contradiction.