La vitalité de la culture turque, même sous Erdogan
En avant-première du prochain Europalia Turquie, reportage à Istanbul et Ankara. A la rencontre d’une culture incroyablement riche et variée, qui résiste encore bien aux dérives islamo-conservatrices de l’AKP. Reportage de Guy Duplat, envoyé spécial à Ankara et Istanbul.
Publié le 23-06-2015 à 17h54 - Mis à jour le 23-06-2015 à 21h05
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Le 6 octobre, le président turc Tayyip Erdogan ouvrira solennellement Europalia Turquie à Bozar, à Bruxelles, avec la grande exposition "Anatolia, terre de rituels" qui brassera 10 000 ans de civilisations anatoliennes - au pluriel, on le verra - avec des pièces splendides des grands musées turcs.
Le hasard du calendrier a rendu cet Europalia politiquement excitant car la Turquie est dans l’actualité : face à la guerre en Syrie, sur les questions kurde et arménienne, sur son adhésion à l’Europe et, surtout, à cause de la dérive autoritaire du régime islamo-conservateur du parti AKP. Erdogan a permis à la Turquie un beau développement et en a fait une puissance moderne, mais son autoritarisme, par exemple en matière de liberté de la presse, lui a valu l’accusation de "poutinisation", à l’image du président russe.
La pépite d’Ankara
Le monde culturel fut massivement présent parmi les manifestants de la place Taksim, pour le parc Gezi en 2013. Depuis, des coupes budgétaires semblent lui en faire payer le prix. Mais le peuple turc vient de réagir à ce pouvoir trop fort en ayant refusé aux élections du 7 juin la majorité qu’Erdogan réclamait pour son projet d’hyper-présidence.
Comment le monde culturel réagit-il ? Nous sommes allés voir à Ankara et Istanbul, en prélude à Europalia.
Première étape, la capitale turque en plein boom immobilier, avec autoroutes neuves et buildings alignés en périphérie curieusement illuminés la nuit en vert et rouge. Ankara compte une pépite : le musée des civilisations anatoliennes, installé au pied de la citadelle dans un ancien caravansérail du XVe siècle, joliment rénové encore l’an dernier. C’est là qu’on peut découvrir que la Turquie a une histoire millénaire d’une richesse inouïe et fut de tout temps un carrefour de civilisations. On y évoque ce qui est une des plus grandes découvertes archéologiques de ces dernières années : Göbekli Tepe, le plus vieux temple du monde, construit il y a 12 000 ans, découvert dans les années 1990 à la frontière syrienne avec ses colonnes en T. C’est là que l’agriculture serait née. Aujourd’hui, de nombreux artistes s’y rendent.
En Turquie aussi, on a découvert le plus ancien village de l’humanité, à Catalhöyük, datant d’il y a 9000 ans, avec ses maisons collées l’une à l’autre.
Puis vinrent les Assyriens, les Hittites, les Phrygiens, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Ottomans, etc. Quelque 250 civilisations ! On sort émerveillé par les bannières, statuettes, bas-reliefs, persuadé aussi que la Turquie est à la fois pleinement européenne et pleinement asiatique, et qu’elle ne se ramène pas au seul passé ottoman comme le laisserait croire parfois Erdogan.
Un palais contesté
Une seconde halte est le mausolée géant d’Atatürk, très impressionnant. Plus qu’un culte de la personnalité, on y voit l’amour de tout un peuple pour celui qui créa la république en 1923, la rendant moderne et laïque. On retrouve encore son portrait partout en ville. L’immense mausolée très sobre rend compte de sa vie et de son œuvre, jusqu’à montrer son chien empaillé. On cache juste qu’il mourut d’une cirrhose du foie.
Ce sont des soldats qui le gardent. Quand on leur demande ce qu’ils pensent de la politique d’Erdogan, détricotant une partie de l’acquis d’Atatürk (Etat laïc, port du foulard à l’école), ils vous répondent directement : "Nous en sommes très tristes."
Comme pour narguer le mausolée, Erdogan a fait construire à l’autre bout de la ville ce qui devait abriter le gouvernement, mais est devenu le palais présidentiel : mégalomane, quatre fois Versailles, 1150 pièces, 200 000 mètres carrés, 400 millions d’euros, dans un style kitsch néo-ottoman. L’architecte est belge : Sefik Birkiye. Avec les manifestations de Gezi, ce palais a contribué à l’échec relatif d’Erdogan. "Il a dépensé des fortunes alors que le peuple reste pauvre, explique un garde du mausolée. Il a rasé pour ça un bois planté par Atatürk. Le Conseil d’Etat a déclaré la construction illégale mais on ne fera rien."
Le goût des nouveaux riches
On reparle de ce palais à Istanbul, seule ville au monde à cheval sur deux continents, qui en quelques années est passée de deux à quinze millions d’habitants. On y croise comme mendiants certains des deux millions de réfugiés syriens accueillis en Turquie. Istanbul, incroyablement dynamique, moderne, ressemblant plus à Londres qu’à une ville du Moyen Orient !
Murat Tabanlioglu est un très important architecte contemporain installé dans le quartier de Pera. Il est l’auteur d’Istanbul Modern, le musée d’art moderne le long du Bosphore, de nombreux bâtiments et tours de la ville et son bureau (jusqu’à 150 personnes) est très actif en Europe de l’Est (Astana), dans le Golfe et en Afrique. Il est le commissaire et scénographe de l’autre grande expo d’Europalia, au musée MAS d’Anvers, sur les liens entre les ports d’Istanbul et d’Anvers.
"Erdogan m’avait consulté pour son palais. Je lui avais dit qu’il fallait garder les arbres et je lui ai montré la Maison-Blanche américaine. Il a préféré raser les arbres et voulait un style ottoman-seldjoukide. Je lui ai dit que mon inspiration était contemporaine et c’était fini."
Architecte belge vivant à Istanbul, Sinan Logie prépare une expo au Civa sur les "archétypes de l’architecture turque à travers les siècles", rappelant la riche architecture moderniste en Turquie. Il constate aussi un retour vers une architecture conservatrice, kitsch, qui refuse le patrimoine moderniste. "Cela crée un grand malaise dans les milieux architecturaux." Les nouveaux hôtels et restos, clinquants, visent d’abord les riches venus du Golfe. "Ce goût vers l’ottoman vient de la nouvelle classe moyenne enrichie ces dernières années et qui a ce goût-là." Un goût "horrible", dit-on parfois à Istanbul. "Cette architecture, poursuit Sinan Logie, veut attirer les clients du Moyen Orient, qui font plus rêver que l’Europe. Beaucoup d’entreprises et d’architectes ont pénétré les marchés de l’Est à la chute du mur."
Art contemporain
Le grand écrivain turc Enis Batur (il faut lire de lui "D’autres chemins", chez Actes Sud) s’effraie de la propagande religieuse à la télé qui s’immisce dans les foyers. "Pour la première fois depuis 1974, je me suis senti vainqueur le 7 juin avec le résultat des élections." Mais il ajoute que cela ne changera pas grand-chose. "II y a toujours eu des pressions mais les écrivains et artistes savent jouer des lignes rouges et rester libres."
A Istanbul, l’art contemporain connaît un beau succès. Il y a eu une "bulle" un peu retombée (le beau musée Sentralistanbul dans une ancienne centrale électrique a dû fermer) mais la vitalité demeure. Les centres tous privés - Istanbul Modern, le Borusan contemporary, Sabanci Museum, Pera Museum, Arter et Salt - proposent le meilleur du contemporain. Actuellement, on peut y trouver une exposition Grayson Perry (récent Turner Prize) et au Salt Museum des œuvres de Francis Alÿs, Ed Atkins, Jonathan Monk, Fiona Tan, etc. Et même des œuvres très explicitement sexuelles (la féministe Canan).
De riches mécènes
La censure artistique n’existe pas même si, dans certains quartiers, des intégristes manifestent bruyamment si on boit de l’alcool en rue lors des vernissages.
Il n’y a pas d’argent public pour le contemporain mais de grands collectionneurs-mécènes à la base de ces musées : les familles Koc, Sabanci, Eczacibasi. Le centre d’art Salt sur la rue Istiklal est gratuit et financé par la banque Garanti qui ne montre pas son logo !
Le professeur Kahraman, directeur d’Art Istanbul, foire d’art contemporain, est clair : "On est totalement libre. Preuve : une grande expo Louise Bourgeois cet automne."
Dans l’ancien quartier juif, fort occupé par les réfugiés, on trouve l’atelier de Gülsün Karamustafa, qui exposera à la Centrale à Bruxelles et à Argos, avec Koen Theys. Elle travaille sur la mixité des grandes villes, le mélange des cultures et des religions, les frontières entre arts nobles et populaires. Parler de cette "hybridation" des villes est une manière de résister à un islamo-conservatisme possible.
A Istanbul, on peut encore avoir la chance de croiser dans le café Ara, à Istiklal, une légende de la photographie : Ara Güler, 86 ans, qui a immortalisé l’Istanbul des années 50 (on le verra à l’expo "Imagine Istanbul" à Bozar). Le prix Nobel Orhan Pamuk se demandait si Istanbul a créé Ara Güler ou si c’était Ara Güler qui avait créé Istanbul (voir la photo). Pamuk explique que quand il voit une photo de Güler, il court à sa table d’écrivain.
Encore plein d’humour et de vivacité, Ara Güler constate que cet Istanbul historique s’est "évaporé". Güler est devenu un sage qui répond qu’on ne peut jamais savoir ce qu’est une bonne photo et qui ajoute : "Quand j’étais jeune, je croyais être quelqu’un, quand on vieillit on voit qu’on n’est rien."
C’est avec ce pays captivant, dynamique, à la culture millénaire, avec ses artistes déjouant les éventuelles contraintes qu’Europalia nous donne rendez-vous.