Proximus Art : une collection exemplaire
Pour la première fois, l’importante collection d’art contemporain de Proximus (ex-collection Belgacom) est exposée dans un musée. Une belle sélection à voir au musée Dhondt-Dhaenens, près de Gand. L’événement relance le débat sur l’avenir de l’art contemporain dans notre pays. Dossier.
Publié le 25-06-2015 à 18h58 - Mis à jour le 26-06-2015 à 16h54
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Nos musées d’art contemporain sont pauvres par rapport aux prix actuels des œuvres importantes. Mais les collections privées (y compris d’entreprises) peuvent pallier cette absence comme l’a montré il y a quelques mois, à Lille, une exposition très riche des collectionneurs de la région de Courtrai. On y trouvait le musée d’art contemporain qui nous manque !
C’est maintenant dans le beau musée Dhondt-Dhaenens près de Gand et de Laethem Saint Martin, qu’on peut voir, pour la première fois dans un musée, une large partie de la riche collection Belgacom (Art Proximus).
Le choix d’une centaine d’œuvres a été réalisé par Tanguy Eeckhout du musée Dhondt-Dhaenens parmi les 650 de la collection (plus de 150 artistes). On y montre surtout la photographie contemporaine (60 % de la collection) avec rien que des grands noms : depuis Bernd et Hilla Becher, Thomas Struth ou Saul Leiter, jusqu’à Araki et Mapplethorpe. Le musée montre aussi quelques pièces importantes hors photographie : Franz West, Pistoletto, Broothaers, etc. (compte-rendu ci-contre).
John Goossens
C’est une occasion de raconter l’histoire exemplaire de cette collection et d’évoquer avec l’actuel président de Proximus, Stefaan De Clerck, son avenir et sa place dans le paysage muséal. Les collections Proximus, mais aussi ING, Dexia, Lhoist…, offrant une alternative partielle mais intéressante à l’absence criante de musée d’art moderne et contemporain à Bruxelles.
C’est John Goossens, alors PDG de Belgacom, qui lança l’idée en juillet 1996, il y a vingt ans. Si de nombreuses entreprises et banques ont alors fait de même, très peu ont continué comme Belgacom avec constance et une ligne artistique rigoureuse.
John Goossens avait compris l’importance de l’art contemporain dans une entreprise. Toutes les œuvres acquises depuis vingt ans sont destinées d’abord à être accrochées dans les locaux de Belgacom pour le personnel et les visiteurs. Chaque jour, 10 000 personnes y passent (une affluence record si c’était un musée). Aux deux tours du siège central, près de la gare de Bruxelles-Nord, il y a les bureaux, les couloirs, 187 salles de réunion. Il faut 7h30 pour faire le tour de la collection.
Interrogations
Cette irruption de l’art contemporain dans une entreprise ne se fait pas sans surprises, ni interrogations. Certes, le comité d’achat prend soin de ne pas choisir des œuvres trop heurtantes (chez Araki et Mapplethorpe on ne prend pas les photos érotiques, chez Serrano, on prend une photo dans l’urine et le sang mais pas avec le crucifix). Mais certaines photos peuvent valoir, de la part du personnel, quelques commentaires sarcastiques. Les grands portraits de Thomas Ruff ont ainsi suscité quelques e-mails demandant de les retirer car ils entraînaient, disait-on, un stress excessif chez certains membres du personnel qui les trouvait intimidants. Et les photographies d’arbres tête en bas par Rodney Graham ont suscité des questions (ne les a-t-on pas accrochés à l’envers ?).
Cohérente, exigeante, sans concession, la collection a vu sa valeur sans doute tripler. Un exemple : elle comprend un tirage de "Reihn" d’Andreas Gurski, dont un exemplaire fut vendu 4,3 millions d’euros, alors record mondial pour une photo.
Baudouin Michiels qui a présidé la collection pendant ces vingt ans, expliquait : "Belgacom avait l’objectif de changer totalement sa culture d’entreprise. L’art actuel peut avoir un rôle important en favorisant ce changement de culture. L’art contemporain interpelle, interroge, invite à repenser nos convictions, à accepter la différence, il nous ouvre des horizons nouveaux. L’art contemporain nous aide à voir que nous vivons dans un monde en mouvance perpétuelle. Il stimule la créativité et le dialogue. Nous choisissons des œuvres qui sont source d’étonnement, d’interrogation, d’appréciation ou parfois même de rejet. Mettre l’art contemporain au cœur d’une entreprise, c’est croire que toute action humaine doit reposer sur un background culturel."
Stefaan De Clerck garde cette ambition. "Les artistes contemporains perçoivent mieux les changements dans le monde et cela peut aider une entreprise et son personnel à percevoir aussi ces mutations."
Dercon et Snauwaert
La collection fut d’emblée logée dans une ASBL, juridiquement indépendante de Belgacom. Si cette dernière était revendue, la collection resterait belge.
Un comité fut d’emblée mis en place, présidé par Baudouin Michiels et composé en particulier de Laurent Busine (le Mac’s) et Jef Cornelis (cinéaste).
L’expo actuelle est aussi une manière de saluer le travail qu’ils ont fait, souligne Stefaan De Clerck. Un nouveau comité se met en place, composé de Chris Dercon, directeur de la Tate Modern, Dirk Snauwaert, directeur du Wiels, et Caroline David (qui monta l’expo de Lille sur les collectionneurs flamands).
"Proximus va continuer à soutenir la collection" (en 2011, ce fut avec un budget annuel de 600 000 euros, un budget par rapport à celui de nos musées mais limité par rapport au marché de l’art). Le premier objectif du nouveau comité sera de veiller à la bonne conservation de la collection (ses importantes séries de Jeff Wall et de Rineke Dijkstra ne peuvent pas être montrées car elles sont en pleine restauration). L’autre objectif sera de s’ouvrir à des artistes émergents et aux arts digitaux et à la vidéo. Stefaan De Clerck trouvera à Belgacom des lieux pour présenter ces types d’œuvres.
Pas au Citroën
Le musée Dhondt Dhaenens poursuit ainsi son tour d’horizon des collections privées et de leur rôle capital dans une meilleure perception et acceptation de l’art actuel par un large public.
Stefaan De Clerck veut s’impliquer dans cette collection et l’ouvrir au public : "On connaît les difficultés budgétaires de l’Etat, et donc des musées. Il faudrait des mesures fiscales pour aider les musées et stimuler le privé à donner une dimension collective à ses collections."
Il n’est pas convaincu que le beau bâtiment Citroën à Bruxelles soit adéquat pour un musée d’art. Il garde sa petite idée de l’installer dans le vaste sous-sol du palais de justice. Il souligne que le privé - entreprises et collectionneurs - est prêt à participer à un futur musée d’art contemporain à Bruxelles "si un projet crédible est là avec un bâtiment de qualité payé par l’Etat".
"Picture X, Proximus Art Collection", museum Dhondt-Dhaenens, Deurle. Jusqu’au 4 octobre - www.museumdd.be
La cohérence d’une collection
Ceux qui ont vu ces œuvres dans les couloirs de Belgacom auront la surprise de découvrir au musée Dhondt-Dhaenens la cohérence de l’ensemble. L’exposition se cristallise sur la photographie contemporaine à travers différentes séries acquises entre 1996 et 2014.
Une salle est consacrée à l’importante école de Düsseldorf, avec une photographie distante et impassible : les gazomètres de Bernd et Hilla Becher, la série de Thomas Struth photographiant dans des musées des spectateurs devant des œuvres comme nous regardons ses photos. Il y a deux grands portraits de jeunes (des photos d’identité neutres énormément agrandies). Ce sont eux qui ont troublé quelques membres du personnel (lire ci-contre). Andreas Gursrky donne au Rhin et à la nuit des allures cosmiques.
L’autre grande salle convoque la grande école américaine du quotidien avec Saul Leiter, Lee Friedlander, Stephen Shore (qui a cet été une rétrospective à Arles). Martin Parr montre des sujets téléphonant, seule allusion de la collection au produit de l’entreprise. Mapplethorpe et Araki photographient des fleurs, symboles très sexuels. Andres Serrano a son triptyque sur l’enlèvement des Sabines dans un mélange d’urine et de sang.
Jean-Marc Bustamante présente une série de cyprès comme des fenêtres sur la nature. Balthasar Burkhard, qui fut proche de Laurent Busine, y est avec une belle série sur les veines de nos bras et sur la mer déchaînée, sujets devenus sculptures et paysages. Seydou Keita expose sa grande odalisque, lascivement allongée comme chez Ingres ou Manet.
Interroger le sens d’un musée
Une troisième salle montre comment la photo peut interroger le sens d’un musée (Allen Ruppersberg, Hans-Peter Feldmann. Avec aussi John Baldessari, Lothar Baumgarten, Pierre Bismuth, Jan De Cock, Gabriel Orozco, Sugimoto, Sigmar Polke, Ana Torfs et Marijke Van Warmerdam.)
Quelques œuvres non photographiques de l’art récent sont également à découvrir dans l’exposition pour indiquer que la collection dépasse la seule photographie : un siège rose de Franz West, un miroir de Pistoletto, une carte du monde d’Alighiero Boetti, des bancs de Jenny Holzer et le musée des aigles de Broodthaers.